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ce genre de licences, on verra que les trouvères mettent quelquefois le régime au lieu du sujet, mais rarement le sujet au lieu du régime; c'est qu'ils obéissaient dès lors à la tendance que la langue avait à abolir les cas, à laisser tomber le cas sujet et à ne plus se servir que du cas régime, ce qui s'est finalement accompli dans le français moderne.

Dans quelques circonstances, les solécismes ne sont qu'apparents, étant dus seulement à des accents mal placés, qui transforment des féminins en masculins. Quand on lit, p. 100, v. 1033:

Sur la chaucié passent Gardone au gué,

on croit à un solécisme, car chaucié ainsi écrit ne pourrait être qu'au masculin; mais effacez l'accent, il reste la chaucie, féminin alors, comme aujourd'hui la chaussée. Même faute dans le passage, p. 326, v. 4239: Que Guiborc iert à chevaus traïnée,

Ou en la mer noié et effondrée;

ce masculin noié ne doit pas être laissé; on retrouve le féminin et la véritable leçon en ôtant l'accent et en lisant noie. Je citerai encore ces vers, p. 416, v. 7663: Chauces de fer, blanches com flor de prez,

Li ont chauciés, ne s'i sont arestez.

Il faut encore effacer l'accent, et chaucies sera au féminin comme il convient. En général, on doit faire attention à ces participes féminins en ie, afin de ne pas y mettre un accent qui trouble la grammaire.

Il est hors de doute, maintenant, que la négation latine non a été représentée dans l'ancien français, pendant quelque temps, par nen. Ce temps n'a pas

été fort long, et nen, dans les textes, est une marque d'antiquité. Comme les manuscrits, vu le système orthographique d'alors, ne distinguent pas nen, négation, de nen, mot composé de deux, pour ne en, il faut se garder, en mettant l'apostrophe (ce qui est un service rendu au lecteur), de se méprendre et d'introduire, par la manière d'écrire, le pronom en dans des phrases où il ne se trouve pas réellement. Ainsi, p. 11, v. 401, au lieu de

lisez :

Ainz mès nus clers n'en ot le cuer si large,

Ainz mès nus clers nen ot le cuer si large (on habuit); au lieu de (p. 192, v. 1121):

lisez ;

Ne ge n'en ai ne argent ne or mier,

Ne ge nen ai ne argent ne or mier (pur);

au lieu de (p. 324, v. 4169):

lisez :

Mès de la targe mie n'en i trova,

Més de la targe mie nen i trova;

enfin, dans le v. 5892, p. 370, l'éditeur a écrit non pas n'en, comme plus haut, mais ne n' :

Devant leur brans ne n'a nus garison;

c'est encore ici la négation nen :

Devant leur. brans nen a nus garison.

Ces remarques minutieuses, qui, constatant la grammaire, expliquent les locutions et purifient les textes, ne sont pas sans utilité pour assurer les fondements

de notre plus vieille littérature, qui eut une importance historique dans l'Europe du moyen âge.

Les manquements des copistes ne se bornent pas à fausser la syntaxe et les vers; ils vont jusqu'à rendre maint passage inintelligible. C'est le devoir de la critique d'y remédier par la collation des manuscrits, et, quand faire ne se peut autrement, par la conjecture. Le trouvère, comparant son temps à celui de Charlemagne, dit que les princes ne font plus droit, que les méchants ont tourné la justice en courtoisie pour l'argent de corruption qu'ils reçoivent; mais que Dieu, qui tout gouverne, punira les pervers.

Lors fist l'en droit, mès or nel fet l'on mès:
A cortoisie l'ont torné li mauvės;

Par faus loiers remainent li droit plet.
Dex est preudoms, qui nos gouverne et pest,
Si com querrons anfer qui est punès,

Les mavès princes dont ne resordront mès.

Ces deux derniers vers ne peuvent se comprendre, la première personne du pluriel, querrons, ne s'accommode en rien à la construction. M. Jonckbloet, qui a donné avec beaucoup de soin les variantes de plusieurs manuscrits, n'en a aucune pour ce passage. Considérant que les mavès princes est au régime, je pense que enfer est sujet, et, dès lors, je lis en un seul mot et à la troisième personne du singulier, conquerra, au lieu de com querrons :

Si conquerra anfer qui est punès

Les mavès princes dont ne resordront mès.

C'est-à-dire Dieu, qui nous gouverne et nous nourrit,

est sage, si bien que l'enfer prendra les mauvais princes, qui n'en ressortiront jamais.

Dans la belle scène au début du Charroi de Nymes, quand Guillaume, énumérant à Looys les services rendus, lui demande une honor, c'est-à-dire un fief, on lit :

Looys, Sire, dit Guillaumes li bers,
Moult t'ai servi par nuit de tastonner,
De veves fames, d'enfanz deseriter.
Mės par mes armes t'ai servi comme bers;
Si t'ai forni maint fort estor champel,
Dont ge ai mort maint gentil bacheler;
Dont li pechié m'en est el cors entré;
Qui que il fussent, si les ot Dex formés,
Dex penst des ames, si me le pardonnez.
(P. 74.)

M. Jonckbloet n'a là-dessus aucune variante. Cependant le texte ne me paraît pas admissible. Comment serait-il possible que Guillaume, qui est un loyal baron, avouât, oiant toute la court, pour me servir des expressions de ce temps, avoir commis, de nuit, des œuvres furtives, avoir déshérité des veuves et des enfants; lui qui, justement, quand Louis lui offrira les fiefs de veuves et d'enfants, se récriera contre de pareils dons, spoliation des faibles; lui qui, en rappelant ce qu'il a fait pour le roi, ne cite que des actes dignes d'un vaillant guerrier? De plus, dans le contexte, on ne se rend guère compte du vers :

Més par mes armes t'ai servi comme bers;

cela semble indiquer une opposition entre les services loyaux de Guillaume et d'autres services moins honorables. Je propose donc de lire :

Moult t'ont servi par nuit de tastoner,

De veves fames, d'enfanz deseriter;

c'est-à-dire beaucoup t'ont rendu des services que la Inuit a cachés de son ombre et t'ont aidé à déshériter les veuves et les orphelins.

Ailleurs, page 116, le captif échappé d'Orange venant conter à Guillaume les nouvelles qui l'enflamme ront d'amour pour dame Orable, le trouvère dit:

Icil dira tiex noveles ancui

A nos barons qui parolent de bruit,
Que puis torra Guillaume à anui
Que à deduit de dames nu à nu.

Cette phrase n'a pas de sens; mais, remarquant le que devant à déduit, on comprend bien vite qu'il s'agit d'une comparaison entre l'ennui que la guerre d'Orange vaudra à Guillaume et le déduit qui lui en reviendra. Cela établi, la correction va de soi; il faut lire plus au lieu de puis; et le sens est celui-ci dira, aujourd'hui même, à nos barons qui parlent à haute voix, de telles nouvelles qu'il en résultera pour Guillaume plus d'ennui que de déduit. Torra est le futur du verbe tourner; et comme le troisième vers n'y est pas, on le lira, toute correction faite :

:

Que plus torra dant Guillaume à anui1.

Je ne laisserai pas non plus, sans remarque, ce passage-ci; il s'agit des innombrables païens qui couvrent pays et de Vivien qui les brave :

le

Tant en i ot, li cors Deu les mehaigne,

N'i a valée ne tertre ne montaigne

'Dans au nominatif, dant au régime, est, sous une autre forme, dom, seigneur, de dominus.

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