INTRODUCTION 1. Qu'est-ce que l'histoire d'une langue? Ceci est un recueil d'articles écrits à des temps différents, insérés dans des publications diverses, le Journal des Savants, la Revue des Deux Mondes, le Journal des Débats; on y trouvera pourtant ce qui fait un livre, c'est-à-dire une idée première à laquelle on arrive et de laquelle on déduit. Voici en effet ce qui est advenu : Le sujet traité dans ce recueil, à savoir l'étude de la vieille langue française où langue d'oïl, est un; tout s'y rapporte et rien ne s'en écarte beaucoup; cette unité du sujet a nécessairement pénétré toutes les pensées, ramenant l'esprit du lecteur sur les points fondamentaux. Ces articles ont pour origine des textes anciens inédits qu'on publie, des éditions qu'on renouvelle, des grammaires et des glossaires; et, en suivant l'auteur que j'ai en main, je ne quitte pas le fil de la recherche. Puis ce n'est pas sans fruit ue, se familiarisant avec l'œuvre d'autrui, on s'eforce de rendre à cette œuvre justice dans l'exposition, dans l'approbation, dans la critique: alors des aperçus généraux s'élèvent, réagissant à leur tour sur l'élaboration subséquente et par là tendant à augmenter sensiblement l'homogénéité d'un travail qui, paraissant d'abord tout dispersif, finit par prendre cohésion et consistance. C'est de cette façon qu'il a été possible de donner à un recueil d'articles le titre d'Histoire de la langue française. Ce titre reste sans doute encore ambitieux. Aussi, pour en diminuer l'excès, a-t-il paru nécessaire de mettre en tête de ce recueil de morceaux détachés une introduction qui suppléât, jusqu'à un certain point, ce qui manque en enchaînement. Ce n'est pas en effet que, dans ce recueil, les idées principales, celles qui ont droit de présider à une histoire de la langue française, fassent défaut. Mais, produites chaque fois à propos d'auteurs différents, elles ne viennent pas à leur place naturelle et n'empruntent pas à une juste déduction la force démonstrative qui devait leur appartenir. Je vais donc ici les rap procher et les grouper. Pour le lecteur qui parcourra ces pages, elles feront ce qu'elles ont fait pour celui qui les a écrites; elles me guidaient, elles le guideront; elles m'empêchaient de m'égarer hors de la connexion systématique des faits, elles lui mettront sous les yeux cette connexion. Et vraiment un livre existe quand le lecteur peut prendre à son tour en main le fil par lequel l'auteur a été conduit. Pour le latin, ne connaissant pas sa naissance, nous connaissons sa fin, puisqu'il mourut vers le sixième ou septième siècle de notre ère; au contraire, pour la langue française et en général pour les langues romanes, nous connaissons l'origine, puisqu'elles succèdent sans interruption ni lacune au latin, mais nous ignorons quelle fin les attend, car elles sont encore dans la plénitude de la vie. Ainsi à l'histoire des langues romanes appartient le fait d'origine, le mode de développement, c'est-à-dire comment, par quel procédé elles sont issues du latín. Mais que doit-on précisément entendre par histoire d'une langue? Ce terme d'histoire, qui, dans son acception propre, a pour objet les annales des peuples, l'évolution des sociétés et la vie collective de l'humanité, quelle modification subit-il pour s'appliquer à la destinée des langues considérées dans le temps? L'histoire est l'étude de la loi du changement, c'est-à-dire de l'enchaînement régulier suivant lequel les choses humaines changent et se transforment; seulement, au lieu que, dans les annales politiques, il s'agit d'événements et d'institutions, c'est, dans les annales des langues, de mots, de formes et de constructions qu'il s'agit. On ne considère plus la langue dans son lexique ni dans sa syntaxe; on ne déduit pas les règles de sa grammaire, on ne montre pas quel est le sens des mots propres ou figurés; on n'enseigne pas comment il faut parler ou écrire; on ne recherche pas l'orthographe ou la prononciation; en urf mot on ne résout pas en ses parties cet organisme compliqué, on ne l'analyse pas, on nc le démonte pas, si je puis ainsi parler, pour en faire la démonstration. Tout cela est l'office du grammairien proprement dit: Un autre point de vue préoccupe l'historien d'une langue. Je ne dirai point qu'il n'est pas grammairien et lexicographe, mais je dirai que pour lui la grammaire et le lexique constituent le fond d'où il part pour établir son ordre de considérations. Si l'on veut me permettre cette comparaison avec un être organisé et vivant, on étudie dans la grammaire le corps même qui a ses fonctions et son mécanisme, et dans l'histoire les mutations suivant les âges de ce corps; de telle sorte qu'aussi bien l'expérience du procédé des études philologiques que la méthode philosophique témoigne de la gradation et |