3. De la situation de la langue d'oc et de la langue d'oil Du groupe général des idiomes romans il faut maintenant passer au groupe particulier des deux langues qui s'établirent dans la Gaule. Ce groupement n'est aucunement artificiel, il est naturel; on ne pourrait qu'à des points de vue secondaires grouper ensemble ic provençal ou le français avec l'italien ou l'espagnol. Provençal et italien, ou provençal et espagnol, français et italien, ou français et espagnol, n'ont que les caractères romans de commun, ils n'ont rien de spécial qui les rattache l'un à l'autre, de sorte que, comme on va voir, il y a-vraiment, dans les langues romanes, à distinguer deux faisceaux, l'un italohispanique. l'autre franco-provençal. Et ce n'est pas la géographie qui fait cela; la géographie seule ne donnerait que les nuances et passages graduels que l'on constate en effet dans la transformation de la latinité en allant du centre romain aux extrémités; le provençal, étant géographiquement intermédiaire entre l'italien et l'espagnol d'une part, et le français de l'autre, a aussi un corps de langue intermédiaire; et, ainsi considéré, il ne formerait pas moins un groupe avec l'italien ou l'espagnol qu'avec le français. C'est donc considéré autrement, c'est-à-dire phi lologiquement et dans sa grammaire, que les affinités se montrent plus grandes avec son voisin d'au delà la Loire qu'avec son voisin d'au delà des Alpes ou des Pyrénées; affinités imputables non plus à la condition géographique mais dépendantes d'une autre cause. Ce caractère qui, commun à la langue d'oc et à la langue d'oil, les sépare de l'italien et de l'espagnol, est d'avoir des cas; c'est un fait grammatical qui était resté enseveli et ignoré dans tout notre passé de langue et de lettres. A Raynouard revient la bonne fortune et l'honneur d'en avoir fait le fondement de l'étude du provençal, el, par suite, du vieux français; non pas qu'il l'ait, à proprement parler, découvert, tirant de l'examen des textes la démonstration de l'existence de cas; cette preuve, il la trouva dans des grammaires provençales qui appartiennent au treizième siècle et qui enseignent cette règle de leur idiome. Raynouard en sentit l'importance et l'exhuma. Depuis ce moment, elle est devenue la lumière des textes; car quels devaient paraître des textes qui sont écrits en une langue à cas et où l'on ne soupçonnait pas qu'il y eût des cas! C'était là la condition de ceux que leur curiosité portait à ouvrir quelqu'un des poudreux manuscrits: tout ce qui était réellement régularité et correction était pour eux irrégularité et barbarie. Que dirait-on du latin si on le lisait sans savoir que les flexions sont des cas et que ce n'est point l'arbitraire de l'écrivain ou du copiste qui, en chaque construction, emploie une désinence plutôt qu'une autre? C'est, il est vrai, d'une déclinaison moins riche que la déclinaison latine qu'il s'agit: La langue d'oc et la langue d'oil n'avaient que deux cas, une forme pou le nominatif et une forme pour le régime. Les choses, on le voit, ont déchu, mais elles n'ont pas péri entièrement; le sentiment des cas a diminué, mais il n'est pas effacé; et nécessairement les deux idiomes possèdent une teinte d'antiquité qui fait défaut à l'italien, à l'espagnol et au français moderne. Si on prend le type classique pour mesure, le groupe franco-provençal est à un moindre degré de synthèse philologique que le latin, puisque des six rapports exprimés par la déclinaison latine il n'a gardé que deux; mais il est à un plus haut degré que l'espagnol et l'italien, puisqu'il a deux rapports exprimés par des cas, tandis que tout rapport de ce genre manque au groupe hispano-italique. Il y a donc là une position intermédiaire le groupe franco-provençal a atténué la déclinaison latine, l'autre groupe n'en a rien gardé. Le premier est devenu moins latin quant aux déclinaisons, l'autre a cessé de l'être; le premier est tourné vers le régime antique dont il a gardé un visible chai non; le second est tourné vers le régime moderne, dont il a tout le caractère analytique. On a, en fait, la preuve qu'entre la complexité synthétique du latin et la simplicité analytique des langues romanes modernes il y avait une station où l'on pouvait s'arrêter : le tra vail qui a dépouillé la latinité de ses cas n'a pas été fait en une seule fois; il a eu des phases et une durée; à une certaine époque il en était venu à supprimer trois cas, le génitif, le datif et l'ablatif, et à en avoir deux, le nominatif et le régime. C'est à ce point que la langue d'oïl et la langue d'oc se sont fixées; quand le mouvement littéraire s'y est fait sentir, quand la production y a commencé, rien n'avait encore ébranlé parmi les populations le sentiment d'une telle syntaxe, et les écrivains, s'y conformant, nous en ont laissé, dans d'innombrables documents, la preuve vivante. Mais il faut bien admettre qu'une littérature romane qui écrit en une langue à cas a dû débuter de bonne heure et appartenir aux hauts temps du moyen âge, de même qu'une langue à cas nous reporte aux plus hauts temps de la décomposition latine et de la recomposition romane. Cette locution, sentiment des cas, dont je me sers quelquefois, si elle a quelque chose d'insolite dans l'expression, est précise dans la signification. Aujourd'hui, en parlant notre langue, nous avons, par cer taines finales, un sentiment impérieux des nombres, c'est-à-dire que rien ne peut nous contraindre à transporter l'emploi de ces finales et à donner le sens du pluriel à celles qui sont du singulier, et réciproquement. Cela est visible dans l'article le et les, qui est le grand signe du singulier et du pluriel. Quant aux noms, la distinction des deux nombres a souvent disparu, tantôt pour l'oreille seulement, comme dans mère et mères, tantôt pour l'oreille et l'œil, comme dans bras. Pourtant quelques noms ont conservé un pluriel désinentiel, tel est cheval, chevaux; et, quand nous disons chevaux, il nous est impossible de l'accoler avec un verbe au singulier; notre sentiment de la langue se révolterait. De même pour les cas, dans les langues à cas; avec imperator, imperatoris, imperatori, imperatorem, imperatore, le Latin le plus illettré éprouvait une répugnance à donner à imperator un autre rôle que celui de sujet, et, dans les autres formes qui étaient des compléments, son sentiment inné l'avertissait des nuances et des emplois. Ce sentiment devint plus faible dans le passage du latin, je ne dirai pas aux langues romanes en bloc, car il a cessé complétement dans l'espagnol et l'italien, mais dans le passage à la langue d'oc et à la langue d'oïl; là, il se fixe à deux le provençal et le français, firent, pour me servir du même thème, des cinq formes désinentielles cas; |