chaïque et a deux cas; en l'autre elle est moderne et n'en a pas. Ainsi à côté du changement qui désorganise, et qui, s'il agissait seul, ne laisserait que des débris sans rapport et sans cohésion, est un autre changement qui organise, et qui, s'emparant de ces débris, leur inspire un souffle de vie. J'insiste sur ce point; car la considération s'en étend bien au delà de la langue, elle atteint toutes les choses sociales et politiques; seulement, dans la langue, elle est apparente, et le degré de désorganisation et de réorganisation est coté par les textes et les formes qui en sont autant d'échantillons successifs. Il n'est pas besoin, comme dans les institutions, d'une interprétation qui fasse voir comment ce qui cesse d'avoir vie politique est remplacé grâce à un travail de croissance et de vivification, quand toutefois il y a vivification et croissance, car je ne veux pas dire que tous les ordres sociaux en soient susceptibles, j'irais beaucoup au delà des faits et de ma pensée; il est des sociétés en qui cette vertu de croissance, ou n'existe pas de soi ou est étouffée par les circonstances. Voyez l'empire ottoman; depuis plusieurs siècles, la croissance et la vivification n'y ont plus de part; le travail de désorganisation y est seul actif, et la réorganisation n'y est plus possible que par une influence directe ou indirecte de l'Oc cident. Mais, dans l'histoire désormais ongue et toujours enchaînée que l'on parcourt depuis la civilisation grecque jusqu'à la nôtre, à toutes les époques favorables ou inclémentes, la vertu qui répare, et qui de l'existence antécédente tire une existence plus développée, s'exerce avec une pleine vigueur; l'ascendant s'en maintient, et quand la Grèce subjugue par les forces de l'esprit Rome victorieuse par les forces du corps, et quand Rome à son tour laisse échapper son sceptre, et quand le système féodal se dissout et quand les révolutions modernes commencent. Ce sont là de grandes choses historiques, bien complexes et de difficile analyse; mais une petite chose, petite par rapport à l'ensemble, je veux dire la langue, nous offre cette analyse toute exécutée et accomplie; et celui qui prendra la loupe philologique verra, comme dans un laboratoire de physiologiste, les expériences se faire et les phénomènes s'expliquer. Les langues, étant des organismes, ont un principe interne qui, indépendamment des circonstances externes, en commande les modifications. Ceci me permet d'ajouter un trait à la définition qu'au début j'ai donnée de l'histoire des langues et d'en déterminer le sens plus précisément que je n'aurais pu faire alors. Employant un terme qui depuis longtemps s'est étendu du domaine médical dans la langue commune, et qui, en raison même de son origine en ce domaine, convient particulièrement là où il s'agit d'organisme, je dirai que les langues ont des crises, primaires ou secondaires, grandes ou petites. J'en signale d'abord ici deux primaires ou grandes, c'est celle qui du latin a fait les langues romanes et celle qui du français ancien a fait le français moderne. Dans ces deux cas principaux, le phénomène est tellement éclatant, que la lumière s'en projette sur le cours subséquent de la langue, et fait comprendre que ce qui se passe là en grand se passe en petit dans des mutations moins profondes, mais réclles aussi et effectives. Dès lors on aperçoit deux crises secondaires, celle qui adapta la langue du seizième siècle à la pensée et à la sensibilité du dix-septième, et celle qui de nos jours, au dix-neuvième, exerce sur notre langage une influence énergiquement néologique. Maintenant, qu'est en soi une pareille crise? Comment faut-il la concevoir? comment se fait-il qu'elle arrive et pourquoi la langue une fois fixée ne persistet-elle pas, satisfaisant aux hommes futurs, comme clle a satisfait aux hommes passés? Poser cette question c'est faire un pas et aller du fait tel qu'il est aux conditions qui le déterminent. Je définirai donc la crise de langue un désaccord que le temps amène entre la langue fixée par l'usage et par l'écriture en un certain moment et l'esprit des hommes qui la parlent et dont les modes de comprendre et de sentir changent incessamment. Ainsi, au début de la période romane, quant au latin, sans parler de la langueur qui le saisit après son époque classique et qui ne fut secouée un moment que par le néologisme chrétien, il est évident qu'il se trouva dans le désaccord dont je parle; le christianisme établi, les barbares mêlés ou maîtres dans la population, et la féodalité s'organisant ne permettaient plus que cette langue se conservât dans son intégrité; l'esprit du monde étant changé, l'esprit de la langue changea; un immense néologisme prévalut; il est vrai que la gravité des circonstances sociales accrut la gravité des sacrifices, mais une part de sacrifices était inévitable, comme une part de renovation. De même au quatorzième siècle pour le français en particulier. Alors les événements étaient très-considérables, je ne parle pas des guerres ou batailles, ni des poursuites politiques, je parle des événements sociaux, de ceux qui ruinaient l'ordre féodal. Là encore un désaccord existe entre la langue fixée par le douzième siècle et l'esprit des hommes; un raccord devient nécessaire, et ce raccord est le français moderne. De la même façon se fit la langue du dix-septième siècle; les guerres de religion finies, la puissance royale accrue, la cour établie ainsi que les cercles des beaux esprits, le mode de penser et de sentir rendit conforme à soi le mode de parler; de là ces modifications louées comme pureté, blâmées aussi comme restrictions à une liberté qui n'était pas sans mérite. Mais, quoi qu'il en soit de ces louanges et de ces regrets, l'élégance et la règle prévalaient, s'imposaient, et la langue en reçut l'empreinte. Ce fut une crise encore, c'est-à-dire un désaccord entre la pensée changeante et la langue fixée qui, de nos jours, provoquant toutes sortes d'ébullitions, a fini par modifier la tradition. Blâmé ou loué, le style de nos temps diffère de celui des classiques; bien des éléments ont été refondus, un notable déplacement de locutions et de mots s'est opéré; ce qui se disait ne se dit plus ou ne se dit guère; on dit ce qui ne se disait pas, mais aussi que de choses ont passé sur la langue! Les révolutions, les sciences, l'histoire, les fusions de peuples, les littératures étrangères, n'avaient pas laissé la pensée commune dans le point marqué par un tout autre état de société et d'esprit. Dans la langue le phénomène n'est pas autre que dans les institutions politiques. La langue est une sorte d'institution se fixant par toutes les conditions qui fixent un état social. Mais ce qui est fixé est immobile, et ce qui fixa est mobile. De là les nécessités qui interviennent de temps à autre pour rétablir un accord qui ne peut jamais rester bien |