longtemps détruit. L'auteur de l'Art poétique des Latins a dit que la déchéance frapperait ce qui est présentement en honneur, et que l'honneur reviendrait à ce qui est en dechéance. Il fut trompé par cette antithèse et par la vue imparfaite qu'on avait alors du cours des choses humaines. La déchéance vient à ce qui fut en honneur, sans que l'honneur revienne à ce qui fut en déchéance; ce sont des dépouilles rejetées pour n'être plus reprises. Mais il est vrai que la tradition demeure au milieu de tous les changements, et que par elle la langue tient aux plus hautes antiquités de la race humaine, pendant que la rénovation effeuille incessamment les rameaux du tronc vénérable. On a remarqué depuis longtemps que le développement littéraire des nations dépend étroitement de leur état social et des phases successives de leur civilisation. Il faut maintenant ajouter une dépendance de plus, celle qui appartient à la langue, celle que l'outil a nécessairement sur l'œuvre produite. De quelque façon que l'on se représente la cause des phases littéraires, il ne sera indifférent ni à leur caractère, ni à leur évolution, que la langue ait été dans tel ou tel état, embryonaire ou développée, en un moment de crise ou fixée. Une analyse attentive vérifiera ces connexions dans le long parcours des huit ou neuf siècles de production qui font l'histoire de notre langue. On peut en résumer ainsi les points principaux : L'origine, comme celles des autres langues romanes, en est cachée au sein des premiers siècles qui suivent l'invasion et l'établissement des barbares sur le territoire romain. La latinité, telle qu'on la voit à la fin de l'empire, marchait manifestement vers un changement profond; l'immixtion germanique rendit cette rénovation moins régulière qu'elle n'eût été; mais moins de régularité ne change rien au fond; et, quand même la dissolution de l'empire eût été latine, non barbare, faite par les gens du sol, non par les étrangers, des langues novo-latines ne s'en fussent pas moins produites. Cela montre la connexion entre l'idiome qui s'éteignait et les idiomes qui naissaient et lie l'histoire des langues nouvelles à l'histoire de la langue ancienne. Le français ne rejeta pas d'abord complétement les cas du latin; sur les six, il en conserva deux, le nominatif et le régime. Ce caractère, qu'il partage avec le provençal et qui n'appartient ni à l'espagnol ni à l'italien, constitue un degré très-digne d'être noté dans l'évolution qui engendra les langues modernes au sein de la latinité. Il n'y a aucune erreur à reporter au onzième siècle les premières compositions en langue française. Ainsi, en comptant le siècle où nous sommes, voilà neuf siècles sans interruption pendant lesquels cette langue sert à l'expression écrite de la pènsée; une aussi haute antiquité est contemporaine de l'origine des choses modernes, alors que, Rome définitivement écartée, les barbares définitivement classés, l'ère féodale commence; ce qui est le vrai point de partage d'avec l'antiquité. A cette haute époque, de même qu'il n'y a pas dans la demi-latinité une langue commune qui soit l'origine de l'italien, de l'espagnol, du provençal et du français, de même, dans le français, il n'y a pas une langue commune qui soit l'origine des différents parlers proinciaux. Tout se forme par voie de régions et de dialectes. Ce n'est point une langue centrale qui donne naissance aux dialectes; ce sont les dialectes qui donnent naissance à la langue centrale. Alors les dialectes ont tout autant d'autorité l'un que l'autre; chaque homme écrit comme il parle dans l'idiome de sa province. Cela, dans la langue, représente exactement les circonstances féodales. Au quatorzième siècle un grand changement s'opère, le français laisse tomber les deux cas qu'il avait jusqu'alors retenus de la latinité, et se fait semblable à espagnol et à l'italien. On peut dire qu'alors il devient vraiment moderne; l'exception latine et archaïque qu'il présentait disparaît, la syntaxe se modifie; et les constructions analytiques remplacent les constructions synthétiques qui dépendaient de l'usage des deux cas. Le quatorzième siècle est aussi le témoin d'un grand changement, moins dans les formes grammaticales que dans l'état politique de la langue, si l'on me permet cette expression. Les dialectes perdent leur autorité et descendent au rang de patois; sur leurs débris se forme une langue centrale et littéraire, hors de laquelle on ne peut plus écrire et s'adresser au pays tout entier. C'est donc sans cas et sans dialectes que la langue française franchit le quinzième siècle, le seizième et arrive au dix-septième. Là, elle reçoit de la part d'une société élégante et de beaux génies quelque chose d'achevé, et pendant quelque temps on la croit fixée. Mais une langue n'est ni ne peut être jamais fixée. La production des nouvelles choses et l'usure des anciennes ne le permettent pas, et un nécessaire néologisme de mots et de tournures qu'il faudrait seulement raccorder avec la tradition se manifeste clairement dans le dix-neuvième siècle. Telles sont les phases de cette longue histoire de neuf siècles, tout y est enchaîné, tout s'y succède par voie de filiation. Les modifications qui surviennent sont produites par des causes organiques inhérentes à l'esprit des hommes qui parlent la langue et à cette langue qui est parlée par eux. Les perturbations extrinsèques, qui sont effectives sans doute, n'ont qu'une action restreinte et n'empêchent pas les événements grammaticaux de se produire. Les événements grammaticaux; ce mot n'échappe pas à mon insu de ma plume, il sera la conclusion de cette introduction, car il rappelle que les langues ont des événements, que ces événements en font l'histoire, et qu'ils se lient de toutes les façons au développement social, politique, littéraire des peuples. |