de la subordination qui existent entre la grammaire d'une langue et son histoire. En définitive, l'histoire, appliquée aux idiomes, est la recherche de leur origine quand cette origine est accessible, de leurs modifications, de leur durée, et des conditions régulières qui président à ces modifications. C'est là, au fond, la notion de toute histoire. Voyez l'histoire politique dans ce même domaine où se sont formées les langues romanes : l'empire romain, avec ses institutions civiles et religieuses (il était devenu chrétien), reçoit les barbares qui viennent d'outre-Rhin avec leurs coutumes; tel est l'ensemble de conditions données d'avance sur lequel les opinions et les mœurs des conquérants et des conquis ont à travailler; il en sort l'établissement mérovingien en France, ostrogoth ou lombard en Italie, visigoth en Espagne; puis cet établissement aboutit, par modification, à l'établissement carlovingien, qui, se modifiant à son tour, produit l'organisation féodale. Dans cet enchaînement, long mais étroitement serré, aucune place considérable n'est laissée aux accidents; l'accidentel ne joue qu'un rôle tout à fait secondaire; il n'a pas la vertu de changer la teneur de l'évolution; nulle part il n'apparait pour couper, comme dans une brusque péripétie, le nœud des choses, et faire que le présent ne soit pas déduction du passé; et, comme dit Kant dans son ad mirable Idée d'une histoire universelle, la rationalité, qui n'est pas dans les volontés individuelles des hommes entraînés chacun par la passion et par son objet, reparait dans la génération nécessaire des conséquents par les antécédents, des effets par leurs causes. Il n'en est pas autrement dans l'histoire des langues. Le latin et le germain, issus l'un et l'autre de lointaines origines, sont aux prises; il en sortira quelque chose d'innové sans doute, mais non quelque chose d'hétérogène; le mot roman succède au mot latin ou germanique, la règle à la règle, la syntaxe à la syntaxe, la conjugaison à la conjugaison; et, au bout du temps qu'exige une telle transformation, à la suite d'un travail intestin que deux agents, le fond primordial et la localité, déterminent rigoureusement, apparaissent dans le monde des choses et des idées ces belles créations qu'on nomme l'espagnol, le français, l'italien et le provençal, héritières du grand nom latin et soutenant glorieusement l'héritage. Les langues sont assujetties, comme le reste, à la loi du changement, forte et juste expression de Bossuet qu'il est permis d'appliquer ici. Tout le prouve, l'expérience et la raison. Le genre humain a maintenant des annales assez longues pour savoir que les langues changent et se transforment; et, sans sortir du domaine français ni rechercher les exemples disséminés sur la face de la terre et dans le cours de l'histoire, il est bien évident que déjà nous ne parlons plus comme au dix-septième siècle; la différence est encore plus notable avec le seizième siècle, et ainsi de suite en remontant jusqu'aux origines. Voilà ce que dit l'expérience. Le raisonnement ne dit pas autre chose. Il est impossible, toute chose changeant par l'histoire, que, par cette même histoire, les langues ne changent pas aussi. Une usure inévitable en frappe certaines parties, une production non moins inévitable s'exerce à côté de ce qui s'en va. On verra dans ce livre, t. II, p. 95 et suiv., que, à l'époque où les langues se forment, un de leurs facteurs est la localité qui leur donne une patrie; cela apparaît manifestement dans la formation des langues romanes, formation où un même mot latin devient si différent selon que la patrie est l'Italie, l'Espagne, la Provence ou la Gaule du nord. A ce facteur il faut ajouter un autre, ce sont les siècles, qu'on peut, pour en faire mieux saisir l'influence, comparer à des climats et à des différences géographiques. Et en effet les siècles, les époques, ne sont-ce pas des milieux sociaux qui, comme le milieu physique, ont leur part d'influence? Il ne reste plus qu'à considérer si le changement, qui ne peut pas ne pas se faire, se fait selon un assujettissement à des conditions régulières. Cë qui vient d'être dit, montrant que la langue se conforme à l'influence des époques sociales, montre aussi qu'il n'y a rien de fortuit et d'accidentel dans ses modifications. Là est la cause et la règle du changement: il faut à la fois que la langue s'accommode aux extensions de la pensée commune et qu'elle satisfasse au besoin de grammaire et de syntaxe qu'une société éclairée ne laisse pas s'annuler. Faire le tableau et la théorie des mutations des langues humaines en général est sans doute aujourd'hui une tâche impossible, même aux plus érudits, vu qu'on n'en possède suffisamment ni l'ensemble ni l'histoire; mais, si l'on se borne à considérer le rameau aryen, on peut du moins signaler un fait digne d'être noté. On nomme langues aryennes des langues dont la fraternité se reconnaît à la communauté d'une multitude de radicaux et à l'identité de la grammaire, et qui comprennent, en allant de l'orient à l'occident, le sanscrit, le persan, le slave, le grec, l'allemand, le latin et le celtique. L'étendue des pays occupés par ce rameau est grande; plus grande encore l'influence des peuples qui y résident, puisque depuis longtemps ils tiennent la tête de la civilisation. La langue française est une langue aryenne, en sa qualité de fille du latin. Les langues aryennes primi. tives ont entre autres caractères celui d'exprimer les rapports des noms par des cas, c'est-à-dire qu'elles in corporent la signification de ce rapport dans le mot à l'aide d'une finale ou suffixe déterminé. Les langues aryennes secondaires ont porté une grave atteinte à ce caractère, presque toutes même l'ont effacé; et le rapport, d'implicite qu'il était, est devenu explicite, se notant par quelque petit mot ou combinaison de mots dont telle est la fonction. C'est une des faces de ce qu'on nomme le caractère analytique des langues modernes. Du temps de J. du Bellay, au seizième siècle, certains prétendaient que « la philosophie est un faix << d'autres espaules que de celles de nostre langue. » (Illustrations de la langue française, ch. x.) Alors on estimait que la latine ou la grecque étaient seules assez mûres et fortes pour traiter les hautes questions, et qu'à la nôtre n'était dévolu que le champ du gai savoir et de la poésie. Ce dire, que du Bellay repousse et qui, pour les hautes questions, n'était plus vrai dès le seizième siècle, cesse tout à fait de l'être au siècle suivant, où, à côté d'une belle efflorescence de poésie, la langue se rendit capable de traiter les sujets les plus abstraits et de faire plein honneur à la pensée successivement agrandie. L'histoire d'une langue est intimement liée à l'histoire littéraire du peuple qui la parle, et, de la sorte, à son histoire sociale. Là est le principe de ses chan |