2 SOMMAIRE DU DEUXIÈME ARTICLE. Journal des Savants, mai 1855. - Considérations générales sur l'étymologie. Son importance dans l'histoire générale; c'est elle qui a révélé la parenté des nations qui parlent le sanscrit, le grec, le latin, le celtique, l'allemand, le slave. Étudiée dans les langues romanes, qui ont transformé le latin pour leur usage, elle permet de contempler en action la force de création qui fait les langues; car transformation est, pour une part, création. Sortie de l'époque rudimentaire où elle n'était guère qu'une sorte de divination plus ou moins heureuse, elle est désormais fondée sur des principes certains que la méthode inductive a tirés d'une comparaison très-étendue. Unc grande régularité est suivie par chaque langue, dans son domaine respectif, pour la transformation des mots; cette régularité, représentant une sorte d'organisation, impose les conditions auxquelles l'étymologiste doit satisfaire. Parmi ces conditions, une des plus importantes, et que nos prédécesseurs ne connurent pas, est l'accent que portait le mot latin et qui détermine la forme du mot roman; c'est toujours la syllabe accentuée en latin qui demeure accentuée dans le mot transformé. Du bas-latin. Y a-t-il eu, comme le pensait Raynouard, une langue romane commune issue du latin et qui produisit l'italien, l'espagnol, le provençal et le français? Les langues romanes proviennent-elles du latin rustique? Le premier point, quand on jette un coup d'œil général sur l'étude des langues romanes, c'est d'en constater l'étymologie. L'étymologie est la racine par laquelle ces langues tiennent au sol maternel et en ont reçu, dans le temps, leur séve et leur développement. Le nombre des mots créés de toutes pièces est infiniment petit; il se réduit à quelques onomatopées. D'autres sont dus à des accidents qui à certains objets ont attribué des noms sans aucun rapport essentiel avec la chose nommée: par exemple, dans le siècle dernier, silhouette, nom d'un financier qui fut transporté à ce genre de dessin; plus anciennement, le joli mot espiègle, né de l'allemand Eulenspiegel, titre d'un recueil de facéties; et, plus anciennement encore, renard, qui, de nom propre d'homme, est devenu le nom d'un animal, expulsant le nom ancien et étymologique de goulpil ou goulpille (vulpecula), dont il ne reste plus de trace que dans goupillon. Ces sortes d'accidents ne sont pas très-rares, et, quand tout renseignement fait défaut, ils peuvent égarer bien loin les étymologistes. En tout cas, il faut voir là des significations accidentelles, mais non des mots nouveaux; et silhouette, Eulenspiegel et Renart, de leur côté, ont leur origine qui les rattache à des anneaux antérieurs. Il est donc vrai de dire que le fonds des langues romanes relève de l'étymologie. Il faut soigneusement distinguer ces deux sources, l'une qui est accidentelle, et l'autre qui est véritablement historique. Dans la première, il n'y a aucun rapport avec l'idée, laquelle n'a été liée au mot que par une association fortuite; dans la seconde, on peut toujours suivre, même dans les plus lointains détours, les transitions. Ainsi, dans les exemples cités, quand on a résolu Eulenspiegel, en Eule, chouette, et Spiegel, miroir, ou le nom propre Renard en ses éléments germaniques, il ne reste plus pour attache commune qu'un hasard, et, à partir de là, les radicaux prennent une direction qui leur est propre. Dans l'autre cas, au contraire, où tout se suit, on remonte de proche en proche sans perdre le fil; et, en étudiant, par exemple, notre mot copie, on arrivera, sans erreur, au mot latin opes, richesse, opulence; le bas-latin a étendu copia, abondance, jusqu'à signifier multiplicité, reproduction, d'où copie, et cela constaté, on sait que copia vient de cum et ops. Au moment où l'étymologie, et ce moment n'est pas bien loin de nous, prit véritablement son essor, les recherches se concentraient de préférence sur les rapports des langues que l'on a nommées indo-européennes, le grec, le latin, l'allemand, le slave et le sanscrit. D'abord, il est vrai de dire que c'est cette comparaison même qui a établi les principes; puis il y avait, contre les langues romanes, un certain préjugé qui les représentait ou comme barbares ou comme faciles. Elles ne sont ni faciles ni barbares, et méritent toute l'attention que l'on commence à leur donner. M. Diez est un de ceux qui ont rendu le plus de services à cette étude, et aujourd'hui il l'enrichit d'un nouveau travail où, tantôt se rectifiant, tantôt se développant, il dépose le résultat de sa longue expérience des textes et des formes. Non pas qu'il ait entrepris un glossaire étymologique de tous les mots des langues romanes; lui-même il déclare qu'il ne s'est senti ni assez de force ni assez de courage pour un pareil labeur. Pourtant il a voulu donner quelque chose qui fit un tout, et, de la sorte, il a tourné son attention: 1o sur les mots les plus usuels, sur ceux qui reviennent le plus souvent dans le discours et dans les écrits, exceptant toutefois ceux qui s'expliquent sans peine par le latin, et qui, dès lors, n'exigent aucune recherche; 2o sur des mots moins usuels, mais importants étymologiquement; tels sont des particules, des verbes simples, des adjectifs simples, en somme, bon nombre de mots plus d'une fois traités par les linguistes et arrivés à un certain renom. De ce choix de mots il a fait deux parties : la première comprend, d'une manière assez complète, du moins pour ce qui est encore usité, le fond commun aux langues romanes, c'est-à-dire celui qui appartient à la fois aux trois domaines, l'italien, l'hispano-portugais et le franco-provençal. Dans chacun des articles, il a donné la préséance à la langue italienne, tant à cause du pays qu'elle habite qu'en raison de son affinité plus grande avec le latin; et, là même où elle s'écarte plus que les langues sœurs de la forme primitive, l'auteur, naturellement, n'a pas dû déroger à son prin cipe. Dans la seconde partie, il a mis trois glossaires contenant respectivement le fond propre à l'italien, à l'hispano-portugais, au franco-provençal. Il n'a donné de place particulière ni à la langue valaque, fille du latin, élevée sur une terre étrangère, ni à la langue du pays de Coire, et il s'est contenté de les citer pour la comparaison. Comprenant que les patois contenaient d'excellents matériaux qui souvent éclaircissent les rapports des lettres et le développement de l'idée, il les a partout consultés. Tel est l'ordre général suivi par M. Diez, sauf quelques infractions auxquelles, d'ailleurs, un lexique des mots expliqués sert de re mède. L'étymologie est une science accessoire de l'histoire: le but essentiel en est de discerner comment un mot dérive d'un mot, comment une langue dérive d'une langue. Les langues se transmettent comme les institutions; il importe de connaître aussi bien la transmission des unes que des autres. De même que l'historien est chargé de dire de quelle façon, l'organisation de l'empire romain venant en conflit avec l'établissement des barbares, il en sortit d'abord la période transitoire de la monarchie franque, puis enfin la société féodale, de même l'historien, devenant alors étymologiste, est chargé de dire comment du conflit des langues entre les populations diverses sont nés les mots et les idiomes qui ont finalement supplanté la latinité. Même je dirais, sans grande hésitation, que la seconde étude est une excellente préparation à la première. En effet, du premier coup d'œil, la filiation est encore mieux accusée dans les langues que dans les institutions. Le mot, le radical est quelque chose de matériel et de visible qui s'y laisse mieux voir et toucher, qui se perd moins de vue dans la transformation, et dont la trace est la plus apparente. Nul n'en connaît la naissance; il provient d'une antiquité lointaine; c'est un trésor traditionnel que les peuples se passent; et, quel que soit le point de son passage où on le saisisse, on le suit, à partir de là, dans les métamorphoses à l'aide desquelles il satisfait non-seulement à la pensée nouvelle, mais même à la pensée croissante. Aucun phénomène historique plus que celui-là ne donne la conviction que l'histoire n'est qu'une constante évolution de ce qui est en ce qui sera, et ne montre la part qui revient aux deux éléments toujours en présence, le fond préexistant et la nécessité de le modifier. |