sorte de régularité grammaticale que beaucoup de copistes y ont adjoint une s sur le modèle des autres substantifs1. Il me reste à discuter trois passages pour la restitution desquels je ne suis pas d'accord avec M. Mätzner. Hs sont fort difficiles et méritent qu'on s'y arrête. Une chanson (p. 49), commence ainsi : Puisque chanters onkes nul houme aida, M. Mätzner corrige le premier vers en Puisque chanters onkes nul hom ne aida... et traduit: Comme chanter ne fut jamais secourable à un homme, il n'est pas juste que je garde pour cela le silence; c'est-à-dire : Bien que les vers n'aient jamais délivré de la souffrance, cependant il faut que je chante. D'abord, je ne puis accepter hom en correction; hom, on le sait, n'est pas un régime; faire une restitution aux dépens de la grammaire usuelle n'est jamais licite. Je laisse donc le texte tel qu'il est; mais, remarquant que nul, dans l'ancien français, n'a point, sans la particule ne, une valeur négative, et qu'il répond seulement à ancun, je traduis: Puisque chanter fut parfois secourable, il est bien droit que je ne me taise pas, car j'es M. Mätzner, dans un glossaire qu'il a mis à la suite de son recueil, fire, tout en remarquant que le mot est disyllabique, eür, français moderne heur, heureux, de hora. Cela est impossible, hora ne pouvant donner qu'un monosyllabe pour la syllabe ho; l'étymologie est augurium; elle est trop bien établie pour que je ne croie pas à quelque faute de l'imprimeur. père merci depuis si longtemps qu'une telle peine me doit sembler ce que je souhaite. Cependant il reste encore du nuage sur l'interprétation. Ce qui suit est plus sûr. Adam le Bossu (p. 24), se plaignant de la rigueur de sa dame, dit : N'est pas petis li maus qui me destraint; Le second vers est absolument inintelligible. M. Mätzner ne s'est pas rebuté; et, changeant ces en cest et mettant une virgule après viaire, il lit : Mon taint viaire, entrai en cest mougnage... Ce qu'il interprète ainsi, considérant entrai en ces mougnage comme une parenthèse : Si mon visage est pâli, je l'ai ainsi, étant entré en cette confrérie (des malades d'amour), par votre cœur qui ne veut pas se laisser fléchir. La correction doit être conçue tout autrement: il ne faut pas changer ces en cest; mais, le changeant en tes et le rapprochant de mouynage, il faut lire tesmougnage ou tesmongnage; puis, continuant, on divisera entrai en deux mots : en trai, du verbe traire, de sorte que le vers deviendra Mon taint viaire en trai en tesmonguage; et le tout se traduira: N'est pas petit le mal qui m'étreint; j'en prends à témoignage mon visage pâli; je l'ai ainsi par votre cœur inexorable pour moi qui ne demande rien avec témérité. Richard de Fournival, déplorant l'aveuglement d'un cœur qui se livre tout entier, dit (p. 23) : Et cuers est tiex qu'il s'i met duqel heut; Le cœur est tel, c'est-à-dire fou (qui est dans le vers précédent). M. Mätzner, trouvant que duqel heut n'avait pas de sens, s'est efforcé d'y substituer une locution qui suivit d'aussi près que possible les traits du manuscrit. Il a très-ingénieusement conjecturé cui que cheut, c'est-à-dire : quel que soit celui à qui il en chaille; remarquez, en passant, la concision de la vieille langue en comparaison de la langue moderne. Ces formules: Cui que cheut, cui qu'en poist, cui qu'il des. place (déplaise), sont très-communes; et le vers, ainsi changé, signifierait : Le cœur est fou de s'abandonner à l'amour en dépit de tout; quand il s'y plaît, rien ne l'en peut ôter. Pourtant ce n'est pas là qu'il faut chercher la restitution. La leçon du manuscrit est correcte à une s près : au lieu de duqel heut, il suffit de lire dusq'el heut, c'est-à-dire jusqu'à la yarde : le cœur est fou quand il s'y met jusqu'à la garde, jusqu'au hent. Heut en ce sens est bien connu. Ces remarques, même quand elles contredisent M. Mätzner, rendent hommage à son érudition toujours si riche, à sa sagacité toujours si vigilante. Son livre est un guide excellent pour quiconque veut s'exercer à lire nos vieux textes, à en pénétrer les difficultés, à en corriger les mauvaises leçons. 12 SOMMAIRE DU DOUZIÈME ARTICLE. (Journal des Savants, août 1857.) - Récapitulation des principales idées émises dans les onze articles précédents. La formation du français n'est pas quelque chose d'isolé; un travail de langue analogue et simultané se fit dans les autres parties du domaine latin, Provence, Espagne, Italie. Les trois sources principales d'où les langues romanes dérivent sont d'abord le latin, puis l'allemand, enfin le celtique; elles constituent, dans l'histoire de l'Occident, un moment original de formation spontanée. Un mot français congénère d'un mot italien ne vient pas, ce qu'avaient cru les étymologistes au dix-septième siècle, de ce mot italien; les deux sont également anciens et proviennent d'une formation contemporaine, mais indépendante. La formation des langues romanes présente un assujettissement général à des conditions déterminées ; exemples pris dans la langue d'oïl. De l'action de l'accent des mots latins sur la formation des mots romans. Des règles qu'il faut suivre pour déterminer une étymologie. Existence de deux cas, le nominatif et le régime, dans la langue d'oïl et dans la langue d'oc; ces deux cas, n'existent ni dans l'ancien italien, ni dans l'ancien espagnol. De la prédominance que garda le latin et qui fit qu'on n'écrivit en vulgaire que longtemps après que le latin était déjà langue morte. C'est par la poésie que les langues vulgaires firent irruption dans le domaine des lettres. De l'hypothèse de Raynouard sur une langue romane commune, mère de la langue d'oïl, de la langue d'oc, de l'italien et de l'espagnol. Les langues romanes sont-elles du latin corrompu ou du latin développé? Des dialectes de la langue d'oil; distinction entre les patois et les dialectes. La langue d'oïl eut son plus grand éclat aux douzième et treizième siècles; décadence au quatorzième siècle, qui est le point de partage entre l'ancienne langue et la nouvelle; causes de cette décadence. Opinion erronée qu'on eut dans le dix-septième siècle sur la vieille langue. Créations poétiques durant le haut moyen âge; l'initiative en appartient aux peuples de langue d'oïl et de langue d'oc; elles sont accueillies et applaudies par le reste de l'Europe. Importance historique de l'étude de la vieille langue et de sa littérature. Arrivé à la fin d'un travail qui s'est tant prolongé, je ne veux et même je ne puis le laisser aller sans y . joindre une sorte de conclusion qui en rappelle les idées générales et en montre l'enchaînement. Cinq ouvrages importants m'en ont fourni la matière, et j'ai eu successivement à examiner un glossaire étymologique des langues romanes, des recherches sur les racines sanscrites qui se trouvent dans le français, une grammaire de la langue d'oïl, une édition de cinq chansons de geste qui n'avaient pas encore été publiées, enfin un essai de critique et de correction appliqué à un certain nombre de petites pièces de vers. L'écrivain qui a pour tâche d'analyser et d'apprécier les productions d'autrui, a, s'il fait comme j'ai fait, un sujet nécessairement divers. A cette diversité il remédiera en ayant lui-même un point de vue déterminé d'avance par ses propres études et en choisissant dans chaque ouvrage ce qui peut le mieux s'y rapporter. Cela m'a paru particulièrement utile dans une matière qui, encore peu connue, est l'objet d'erreurs accréditées et de notions chancelantes; je parle de notre vieille langue et de notre vieille littérature. L'oubli où ces deux éléments de notre histoire étaient demeurés depuis la Renaissance permit à quelques idées très-superficielles et très-erronées de s'emparer de l'opinion et d'y devenir monnaie courante. A mesure que les récherches se sont approfondies, il a bien fallu reconnaître que cette monnaie était fausse; mais on en rencontre incessamment dans la circulation quelques pièces; il s'en faut qu'elles aient été toutes refondues. Puis, quelque sûrs que commencent à devenir les résultats de l'érudition, ils sont encore partiels, et fragments de doctrine plutôt que doctrine. |