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C'est ce qui m'a décidé à choisir, pour mon début ici, dans le Journal des Savants, un mode qui me permît d'exposer dans leurs linéaments essentiels les faits généraux que les investigations progressives ont mis en lumière.

Le premier à prendre en considération est que la formation du français n'est point quelque chose d'isolé qui se soit produit en deçà de la Loire et qui n'ait rien d'analogue et de congénère dans les autres parties latines, membres disjoints du grand empire. Un travail tout semblable s'est opéré au delà de la Loire, d'où le provençal, au delà des Alpes, d'où l'italien, au delà des Pyrénées, d'où l'espagnol. Ce qui frappe, c'est la grandeur même du phénomène philologique que l'érudit doit étudier. Sur cet espace immense tout concorde: il suffit d'effacer cette sorte de pellicule légère qui, soit comme forme des mots, soit comme désinence, dissimule les similitudes, et aussitôt on aperçoit à nu la trame, qui est la même. Plus on s'approche de l'origine, plús la ressemblance croit, jusqu'à ce qu'on atteigne le tronc latin, dont chacune de ces vastes branches est sortie. Ce n'est pas seulement le vocabulaire, et, si je puis dire, la provision de mots, qui est commune de part et d'autre; mais les artifices de la nouvelle grammairé qui a surgi des ruines de l'ancienne ont été simultanément inventés par des populations qui élaboraient un même fonds sous des conditions analogues de culture. La conjugaison prend un caractère uniforme; les temps latins qui se perdent se perdent pour les quatre langues; les temps romans qui se créent et qui enrichissent le paradigme se créent pour toutes les quatre. Toutes prennent l'article; toutes laissent le neutre disparaître; toutes suppléent aux désinences de l'adverbe latin par une même composition; toutes adoptent à peu près les mêmes mots germains; toutes s'accordent pour détourner semblablement de leur signification originelle un certain nombre de termes latins. Quels furent les inventeurs et quelle fut l'invention? Ce qui alors s'est passé donne une image de ce qui se passa toujours dans la formation des langues. Les deux époques, l'époque secondaire et l'époque primaire, se distinguent en ce que les populations romanes n'eurent pas à créer les mots, qui ont été l'œuvre des populations primitives; mais elles eurent à créer toutes ces conventions singulières qui constituent un langage, s'il faut donner le nom de convention à ce qui se fait spontanément, à ce qui germe de soi-même, à ce qui se comprend sans explication. Dans les langues romanes, qui sont pleinement historiques, on voit tout cela, production spontanée, germination générale et intelligence sans truchement.

Les langues romanes ont pour fonds le latin. Le celtique dans les Gaules, l'ibère dans l'Espagne n'ont laissé que de faibles traces parmi les populations qui les parlaient avant la conquête romaine. Cette conquête fut si profonde, le poids de l'immense empire assimila tellement les peuples de l'Espagne et de la Gaule, ils se laissèrent tellement captiver et absorber, que leur propre idiome leur devint étranger. L'influence germanique s'est fait sentir beaucoup davantage; et, de fait, les circonstances avaient grandement changé; l'empire, bien loin d'avoir une force de cohésion et d'absorption, tombait en dissolution; la langue latine ęut le même sort, et elle s'ouvrit à bon nombre de mots allemands. Voilà les trois sources, très-inégales, d'où proviennent les langues romanes. Ces langues sont, comme on voit, des formations postérieures; elles constituent, dans l'évolution de l'Occident, un moment original de génération spontanée; et, à ce titre comme à bien d'autres, elles méritent un vif intérêt, mais il ne faut pas leur demander des notions sur les éléments primordiaux des langues ariennes. Le latin, l'allemand, le grec, le sanscrit sont sur un autre plan, sur un plan bien plus lointain et bien plus rapproché des origines; les secrets de philologie qu'ils contiennent sont d'une autre nature que ceux que renferment les langues romanes. Celles-ci enseignent comment d'une langue naît une langue et comment de vastes populations, à mesure que l'idiome maternel leur fait défaut, s'entendent, sans se concerter, pour le remplacer par un idiome doué de qualités nouvelles.

Parmi le petit nombre d'érudits qui, durant le dixseptième siècle, s'occupèrent de recherches sur la langue d'oïl, ce fut un préjugé d'admettre qu'en général un mot français dérivait du mot italien correspondant. L'idée n'était fondée sur aucun examen précis des faits. Sans doute, voyant le mot italien plus voisin, dans la plupart des cas, de la forme latine, on s'imagina qu'il était une sorte d'intermédiaire et que, à ce titre, il avait la prérogative de l'antériorité. Sans doute aussi le grand éclat des lettres et des arts en Italie pendant le seizième siècle, alors que le développement français, à pareille époque, ne pouvait soutenir la comparaison, fit croire que cette supériorité n'était pas récente, mais remontait aux âges antérieurs, et qu'à toutes les phases du moyen âge la France avait reçu de l'Italie son impulsion, ses modèles, et jusqu'aux mots de sa langue. Une pareille opinion ne résiste pas au moindre examen; elle n'était pas celle même des Italiens du treizième et du quatorzième siècle, Brunetto Latini, Dante, Pétrarque et Boccace, qui tous s'accordaient pour reconnaître dans la France des douzième et treizième siècles une source féconde, et pour traiter avec une grande révérence la langue d'oïl et la langue d'oc. Eux, en effet, connaissaient, parce qu'ils la touchaient, bien qu'elle fût près de la décadence, la prépondérance littéraire de la France dans la haute période du moyen âge. Mais ceux qui portaient des jugements si fautifs prononçaient sur ce qu'ils n'avaient pas étudié; aucune tradition ne les soutenait; les manuscrits n'étaient pas sortis de leur poussière; on ignorait ce qu'était cette langue de nos aïeux, quelles en étaient la structure et les règles usuelles, et ce qu'était un vers correct dans cette vieille poésie. Avec si peu d'éléments de connaissance, que faire, sinon des hypothèses sans consistance? Il suffit de considérer un seul ins'ant la grande formation, dans le monde romain, des langues romanes, pour être sûr que l'une ne dérive pas de l'autre, que le français ne vient pas de l'italien, et qu'elles sont toutes sœurs.

Cette formation, si étendue, qui s'est établie comme le dépôt d'un âge géologique sur l'Italie, l'Espagne et la Gaule, exclut aussitôt l'arbitraire, le caprice, l'irré-. gularité. On peut affirmer tout d'abord que, considérée dans son ensemble, clle présente un assujettissement à des conditions déterminées. L'examen détaillé n'infirme pas le jugement général. La langue d'oïl (il ne s'agit ici que d'elle) à suivi, dans la manière de refondre à son usage les mots latins, des procédés qui -la caractérisent, et que l'on peut observer, pour ainsi diré, sans exception, dans les différentes séries. Une des habitudes qui lui sont propres, c'est de supprimer dans l'intérieur du mot latin quelqu'une dès consonnes qui le constituent, de manière à procurer la rencontre des voyelles. Adorare donne aorer, adunare donne aüner, pavor donne peor, sudor, sueur, et ainsi de suite. C'est un moyen de reconnaître, à première vue, un vocable qui est d'origine dans la langue française, ou qui, postérieurement, a été emprunté au latin; dans ec dernier cas, les consonnes intermédiaires subsistent; ainsi soucier est ancien, solliciter est moderne, tous deux viennent de sollicitare; métier est ancien, ministère est moderne, tous deux de ministerium. Ellc a ses règles pour modifier les désinences diverses du latin; elle a ses exigences de prononciation pour le commencement des mots; elle change le genre de certaines catégories avec une complète uniformité; ainsi tous les noms abstraits en or, qui sont masculins en latin, sont devenus féminins en français : dolor, douleur, error, erreur, amor, amour; et celui-ci n'a pris le masculin que par une anomalie du langage moderne. Ce sont là autant de conditions qui ont déterminé la formation du français, et sans la connaissance desquelles il est impossible de procéder, avec sûreté,

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