i : prise et mal interprétée, puisqu'on la séparait de son passé, qui l'expliquait. Tout ce jugement hypothétique et préconçu a été, à la révision, trouvé faux : la source est plus pure que le ruisseau. Quand on parle ainsi, on ne prétend pas dire que la langue moderne a cu tort d'effacer les cas et autres conditions grammaticales dont elle s'est séparée dans son passage, vers l'ère moderne; mais on veut dire qu'en conservant, comme cela fut inévitable, maints débris d'un système qu'elle abandonnait, elle perdit bien des fois le sens des formes, elle fit des méprises, elle tomba en des confusions, et commit, sans le savoir, des solécismes et des barbarismes qui n'existaient pas dans l'ancien langage, et pour lesquels justement la comparaison avec cet ancien langage est le véridique témoin. La perfection relative d'une langue est d'être propre à traiter les sujets qui naissent des besoins et des goûts de la société contemporaine. De très-bonne heure, la langue d'oïl, comme la langue d'oc, se trouva prête pour cet office. Alors survint un phénomène tout à fait digne d'attention. Bien que le siècle fût pleinement historique, bien que l'histoire conservât sa tradition, néanmoins à côté d'elle se développa un vaste cycle légendaire, qui, semblable à certains mirages, chan• gea les proportions des hommes et des choses, déplaça les distances dans le temps et dans l'espace, et confondit, comme aux âges héroïques, dans un étroit commerce, le ciel et la terre. Le grand empire d'Occident en fut le centre; là fut la lutte décisive entre le christianisme et les musulmans au midi, et les Saxons au nord, ou, comme on disait en parlant des uns et : des autres, les païens; ou bien la légende, ne distinguant pas Charlemagne de ses faibles successeurs, éleva, sur le pavois de la renommée populaire, les grands barons féodaux, qui bravèrent la royauté et poursuivirent, contre elle ou malgré elle, leurs passions, leurs intérêts, leurs guerres privées. Cette poésie fut à son plein dans le douzième siècle, mais elle avait commencé auparavant; et ce qu'il faut remarquer tout particulièrement est ceci: le reste de l'Occident latin fut devancé; il y eut une antériorité de culture et de production, qui fut le privilége de la Gaule devenue terre romane. A cette antériorité se rattache un autre fait, considérable aussi; je veux dire la faveur que le cycle épique ou légendaire, ainsi écrit, trouva au delà des limites du pays natal. Ce fut un succès prodigieux; l'Italie et l'Espagne, l'Angleterre et l'Allemagne traduisirent ou imitèrent ces poëmes, dont les héros devinrent populaires par toute l'Europe catholique et féodale. Une grande influence littéraire fut ainsi acquise à la France. Les esprits les plus divers et les plus lointains se laissèrent semblablement captiver; et, comme dans un brillant et solennel banquet, la coupe de poésie fit le tour des peuples, unis par tant de liens. Mais la décadence qui, le treizième siècle une fois écoulé, atteignit la langue, atteignit aussi les lettres et leur force productive. Dans le quatorzième siècle et le quinzième, les nations n'eurent plus rien à traduire ou à imiter; l'éclat de l'art et la suprématie visitaient alors d'autres lieux; la France vécut de sa vieille renommée, et ce ne fut qu'aux seizième et dix-septième siècles que, redevenant ce qu'elle avait été jadis dans la haute période du moyen âge, elle reprit un attrait universel pour l'Europe. Les poëmes qui lui valurent cet antique renom, étant tombés dans l'oubli, y demeurèrent de longs siècles; pourtant les types qu'ils avaient créés pour satisfaire au plaisir et à l'idéal de la société d'alors n'avaient pas été renfermés sous le commun linceul : Roland, Renaud, les douze Pairs, Roncevaux, continuaient à vivre dans la renommée des choses, fama rerum, cette suprême récompense des grands hommes et des grandes œuvres. C'est que, de fait, encore que dans cette vaste création il ne se soit rien produit de comparable à un Homère et à un Dante, pourtant une originalité puissante y domine, et elle en fit la fortune. Cette fortune mérite l'attention, et, maintenant que la poudre des bibliothèques et des manuscrits est secouée, on reconnaît sans peine qu'elle ne fut pas usurpée. Notre âge, si curieux de l'histoire, a donc raison de remettre en lumière et en honneur nos vieux monuments de langue et de littérature. Ni la langue n'est digne de mépris, ni la littérature n'a été sans efficacité et sans gloire. Toutes deux se tiennent étroitement, et seule une véritable connaissance de la première permet de donner à la secondé la vie et la couleur. A cette étude, toutes les règles de la critique sont applicables et doivent être appliquées. L'érudition, dont le danger est de se fourvoyer en de stériles recherches, ne s'est pas trompée ici, et elle a bien mérité de l'histoire. Elle a dissipé toutes sortes d'erreurs et de préjugés qui obscurcissaient les origines de notre littérature; elle a montré, dans le vicux français, une langue qui est, par są structure, un intermédiaire entre le latin et l'idiome moderne; elle a rendu à notre pays la présidence littéraire qui lui appartint dans le haut moyen âge; elle a effacé cette anomalie qui, pendant que la France avait le premier rôle dans la première affaire du temps, les croisades, la présentait comme barbare de langue et de lettres; et ainsi elle a aidé à remplir des lacunes, à rectifier de fausses notions, en un mot, à mieux faire saisir, dans un intervalle déterminé, l'enchaînement et la filiation des choses. Remarque additionnelle. - Cette remarque est causée par une rencontre fortuite que je viens de faire depuis que la quatorzième feuille est tirée; elle n'est pas sans enseignement pour ceux qui, comme moi, s'exercent à corriger les textes. Si le lecteur se reporte à la page 223, il y verra ce vers-ci : A follarge ne porroit fin souner.* Fin souner ne signifiant rien, M. Mätzner a proposé de lire faim souler; à quoi j'ai objecté que le verbe était saouler, non souler, et j'ai dit qu'on pourrait lire : A fol large ne puet faim saouler. Eh bien! toutes ces conjectures sont reduites à néant par la bonne leçon que je viens de trouver dans le Glossaire de Sainte-Palaye, au mot foisonner. Il cite ainsi nos vers: A fol large ne porroit fuisonner C'est-à-dire: A prodigue ne pourroit foisonner, faire foison, suffire, tout ce que cuit un four ou moud un moulin. Et de fait, en examinant de près la leçon du manuscrit, on voit qu'il n'y a pas de faute; seulement elle a été mal lue par celui qui l'a transcrite: fin souner, au lieu de fuisonner; ce sont les mêmes linéaments de lettres. ! : SOMMAIRE. (Revue des Deux-Mondes, 1er juillet 1854). - Cet article a été composé à propos de la publication du vingt-deuxième volume de l'Histoire littéraire de la France, œuvre qui, commencée par les bénédictins dans le dernier siècle, et poursuivie par l'Académie des inscriptions et belles-lettres dans le nôtre, a, grâce à une érudition sûre et méthodique, préparé d'excellents matériaux aux historiens des évé nements politiques comme des événements littéraires. Ce tome XXII est particulièrement consacré aux chansons de geste, qui sont la poésie épique de l'époque féodale. Naissance d'une langue nouvelle et d'une poésie nouvelle dans cette époque. Intérêt qu'il y a à étudier ces formations de langues et de poésies à une période pleinement historique. Différence entre les langues anciennes et les langues modernes quant à la couleur, c'est-à-dire quant à la relation entre les idées intellectuelles, morales, philosophiques et les idées matérielles. Création du vers moderne, fondé sur l'accent, tandis que le vers ancien était fondé sur la quantité. Rapport entre l'état social au commencement de la période catholico-léodale et la poésie dont le flot s'épanche alors sur l'Occident. Analogie de cette poésie héroïque du moyen âge avec la poésie de l'âge héroïque des Grecs. Travail de la légende, qui, dans l'une et l'autre période, coopère à la création du cycle poétique. Influence sociale de la poésie chevaleresque; produite primitivement en France, elle est accueillic avec une trèsgrande faveur par les nations étrangères, qui l'imitent et la traduisent. Utilité de comparer des périodes historiques, analogues l'une à l'autre et éloignées l'une de l'autre. C'est au quatorzième siècle et au quinzième que toute cette vieille littérature commença à tomber dans l'oubli et que la langue d'oïl subit de graves altérations; coup d'œil sur ces altérations; conditions sociales qui déterminent et l'oubli de la vieille poésie et le changement de la vieille langue Singulière ignorance du dix |