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moderne soient des fautes, des grossièretés, des barbarismes. Ce préjugé écarté, on goûte sans peine l'aisance, la souplesse et les réelles beautés de l'ancienne langue. Véritablement, nous avons trois idiomes: le français actuel, celui du seizième siècle et celui du treizième. Par notre dédain, la désuétude littéraire a frappé les deux derniers, et cependant, de même qu'ils ont eu dans leur temps leur grande gloire, de même ils pourraient encore être utilement employés. C'est surtout à des traductions d'ouvrages anciens qu'ils sont applicables. Courier s'est servi de la langue du seizième siècle, qu'il possédait si bien, pour traduire Hérodote, dont la prose a de nombreuses ressemblances avec celle de nos prosateurs de ce temps, et je me couvre de son exemple et de sa protection pour cet essai, qui relève doublement de l'érudition, puisque le grec et le vieux français y interviennent.

2. De la langue du treizième siècle et des facilités qu'elle offre pour la traduction d'Homère.

<< Le talent, a-t-on dit1, n'est pas tout pour réussir dans une traduction; les œuvres de ce genre ont d'ordinaire leur siècle d'à-propos, qui, une fois passé, revient bien rarement. A un certain âge de leur développement respectif, deux langues (j'entends celles de deux peuples civilisés) se répondent par des caractères analogues, et cette ressemblance des idiomes est la première condition du succès pour quiconque essaye de traduire un écrivain vraiment ori

M. Egger, dans un écrit sur les traductions d'Homère.

ginal. Le génie même n'y saurait suppléer. S'il en est ainsi, on nous demandera à quelle époque de son histoire, déjà ancienne, notre langue fut digne de reproduire Homère. Nous répondons sans hésiter, comme sans prétendre au paradoxe: Si la connaissance du grec eût été plus répandue en Occident durant le moyen âge, et qu'il se fût trouvé au treizième ou au quatorzième siècle en France un poëte capable de comprendre les chants du vieux rapsode ionien et assez courageux pour les traduire, nous aurions aujourd'hui de l'Iliade et de l'Odyssée la copie la plus conforme au génie de l'antiquité. L'héroïsme chevaleresque, semblable par tant de traits à celui des héros d'Homère, s'était fait une langue à son image, langue déjà riche, harmonieuse, éminemment descriptive, s'il y manquait l'empreinte d'une imagination puissante et hardie. On le voit bien aujourd'hui par ces nombreuses chansons de geste qui sortent de la poussière de nos bibliothèques : c'est le même ton de narration sincère, la même foi dans un merveilleux qui n'a rien d'artificiel, la même curiosité de détails pittoresques; des aventures étranges, de grands faits d'armes longuement racontés, peu ou point de tactique sérieuse, mais une grande puissance de courage personnel, une sorte d'affection fraternelle pour le cheval, compagnon du guerrier, le goût des belles armures, la passion des conquêtes, la passion moins noble du butin et du pillage, l'exercice généreux de l'hospitalité, le respect pour la femme, tempérant la rudesse de ces mœurs barbares; telles sont les mœurs vraiment épiques auxquelles il n'a manqué que le pinceau d'un Homère. » Rien n'est plus vrai et on ne saurait mieux dire. La conformité générale entre l'âge héroïque des Grecs et l'âge héroïque des temps modernes se caractérise aussi par des traits de détail. On sait comment, dans Homère, les hommes et les choses sont perpétuellement accompagnés d'épithètes et d'appositions toutes faites qui reviennent sans cesse. Il en est de même dans nos vieilles chansons de geste. Ulysse est l'homme de grand sens, Briséis est la fille aux belles joues, Nestor est le vieillard dompteur de chevaux, Achille le héros au pied rapide, Diomède le guerrier irréprochable.

En parallèle, nous trouvons dans nos poëtes Olivier le preux et le sené; Blanchefleur, la reine au clair vis; Charlemagne, le roi à la barbe fleurie; Roland, le chevalier à la chère hardie; Turpin, le preux et l'alosé. La France est France la louée, comme dans ce vers :

Voyez l'orgueil de France la louée.

Si Achille, oisif auprès de ses vaisseaux, soupire après le tumulte des combats, la vieille poésie a un mot spécial pour exprimer ce cri de guerre par lequel les peuples primitifs cherchent à effrayer leurs ennemis et avec lequel les romans de Cooper nous ont familiarisés:

Lors recommence la noise et la huée

est un vers qui se rencontre fréquemment. Pour Homère, l'armée est toujours l'ample armée des Grecs, semblablement l'armée de Charlemagne ou de Marsile est la grant ost banie (ornée de bannières).

Pour peu qu'en lisant Homère on ne fasse pas abs

traction complète des habitudes modernes, on est certainement fatigué du retour incessant de ces épithètes qui semblent oiseuses. Toutefois l'oreille s'habitue facilement à de pareilles répétitions, et l'esprit, de son côté, accepte cette simplicité naïve. D'ailleurs il faut, en fait d'art comme dans le reste, se mettre à un point de vue relatif et ne pas croire à des règles absolues. C'est grandement desservir Homère que de donner comme fait pour nous et applicable à notre poétique ce qui fut imaginé et chanté il y a près de trois mille ans. Si Homère et nos vieux poëtes accompagnent constamment les noms de leurs héros d'épithètes vagues et sonores, c'est que la poésie primitive aime et réclame ce genre d'ornements. On peut dire que cela tient radicalement au goût des peuples barbares ou demi-barbares, qui sont si passionnés pour les armes et les parures éclatantes. Ce goût s'est réfléchi dans la poésie, et le poëte, obéissant à ce sentiment général, ne fait jamais paraître ses héros dénués de la riche et pompeuse toilette des épithètes. Le goût moderne, plus sévère, s'attachant plus au fond qu'à la forme, tend à supprimer, aussi bien dans les habitudes de la vie que dans la poésie, les ornements excessifs, et, quand de nos jours la poésie a voulu redevenir descriptive et pittoresque, il est bien évident qu'elle a employé un tout autre procédé. Je comparerais volontiers les épithètes dont les héros d'Homère et de nos vieux poëtes marchent toujours affublés aux plumes et aux pendants d'oreilles dont se parent les sauvages. Si on dit que c'est un art dans l'enfance qui use de tels moyens, on a raison; mais, si on prétend que ces moyens enfantins, qui sont d'accord avec le ton général, ne méritent pas considération, et n'ont pas, à leur place, un certain charme, on se trompe

certainement.

C'est à la langue du treizième siècle que je me suis généralement conformé dans cette traduction du premier chant de l'Iliade. Il est de fait qu'elle se prête facilement à suivre la pensée homérique, à tel point qu'il m'a été possible de rendre l'original vers pour vers. Cela même est peu: dans chaque vers, j'ai conservé les détails caractéristiques de la phrase, les épithètes courantes, et généralement aussi la marche de la période. Je ne sais pas si un pareil travail pourrait réussir dans le français moderne: il est trop peu souple et flexible pour accompagner la libre allure de la langue archaïque d'Homère; mais parvînt-on à triompher de ces difficultés, on n'aurait encore que la plus infidèle des traductions, car qu'y a-t-il de plus étranger à la pensée primitive que le vêtement moderne?

C'est surtout à rendre avec rapidité et légèreté les détails de récit et de conversation qu'excelle le français-ancien, détails insupportables en vers s'ils s'avancent avec des articles, des particules et des con. jonctions; lourdes béquilles dont le langage moderne ne sait pas se passer. Aussi la langue poétique moderne est peu habile à raconter, et, par une coïncidence qui n'a rien d'étrange, à mesure qu'elle perdait ses qualités narratives, la poésie, de son côté, se transformait et s'idéalisait de jour en jour davantage. Le côté lyrique prenait le dessus, et ce qui lui plaisait surtout, c'était non plus de chanter la colère d'Achille

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