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sans cesse à de nouvelles vicissitudes. Telle est cette puissance que mettent și souvent en croix ceux qui devraient le plus la bénir et qui l'accablent à tort de leurs outrages. Mais elle est heureuse et ne les entend pas; sereine au milieu des créatures primitives, elle donne le branle à sa roue et se complaît dans ce mouvement. >> Cette traduction est certainement élégante et soignée. Elle s'efforce de rendre justice à l'original: tout en évitant ce qu'une exactitude rigoureuse pourrait avoir de rude, elle ne s'égare pas loin du texte à la recherche d'un éclat étranger. Toutefois, si le lecteur veut me prendre pour guide, je lui indiquerai quelques points où il me semble que, plus fidèle, elle serait plus heureuse. Je voudrais qu'en parlant de la révolution des cieux le mot loi fût effacé, mot qui ne se trouve pas dans le vers, et qui est abstrait et moderne en ce sens. Pour Dante, ce n'est pas une loi qui régit les orbites célestes, c'est une créature première qui les meut de manière que la lumière d'en haut vienne toujours éclairer les choses d'en bas. Je voudrais encore que de telle nation à telle nation, de telle famille à telle famille fût modifié; tel, ainsi employé, n'est pas de ce style, et est vulgaire : le simple doit être cherché, le vulgaire doit être évité. Enfin je voudrais que le vers Vostro saver non ha constrato a lei, si bien détaché, n'eût pas été fondu et mêlé dans la phrase. J'examine de près, et j'entre dans de petits détails. Mais qu'est-ce qu'une traduction? In tenui labor.

Quant aux trois derniers vers du morceau, ni Lamennais ni M. Mesnard (ailleurs ils prennent leur revanche) n'y ont réussi. Le subsiste de Lamennais est chétif à côté de l'italien, et M. Mesnard, ajoutant, pour compléter sa phrase, dans ce mouvement, n'est pas dans l'intention de son auteur. Tous deux ont manqué à rendre ce que Dante a exprimé, la sérénité tranquille et bienheureuse. Dante, évidemment, a voulu changer le type de la Fortune ancienne; ce n'est pas pour lui la déesse aveugle qui distribue sans y voir les biens aux mortels, et ne s'inquiète que de tourner rapidement sa roue toujours mobile. La Fortune de Dante est un génie sage, une créature première dont les yeux sont vigilamment ouverts sur son immense empire; un peintre qui voudrait la représenter aurait à mettre en cette figure, avec la béatitude infinie, une sagesse sévère et sûre de soi, à ouvrir l'empyrée devant son vol éternel, et à rendre par le trait et la couleur ce que quelques paroles choisies et cadencées expriment à l'oreille.

J'ai cité plusieurs passages de l'une et de l'autre traduction, afin que le lecteur pût se faire son jugement à lui-même, indépendamment de ma critique et de ma louange, et aussi, je l'avouerai, pour donner satisfaction au goût vif que j'ai pour le poëte italien et au penchant qui m'entraîne vers sa poésie. Lui et les autres grands poëtes, les écrivains qui ont illustré la pensée, les savants qui ont fait les découvertes, en un mot, pour me servir d'une de ses expressions, les maitres de ceux qui savent (maestri di color che sanno), j'aime à me les représenter comme des sommets élevés qui resplendissent échelonnés dans le long espace des temps. Tout est autour d'eux dans l'ombre et le silence; mais eux, assis dans leur gloire éternelle, laissent, comme les monts sourcilleux, tomber les eaux vives et fécondantes. Les générations y mouillent leurs lèvres et passent; mais le flot, désormais perpétuel, apporte à celles qui suivent la saveur toujours nouvelle des hautes et lointaines régions d'où il descend. Ainsi en est-il de Dante, à la fois type de beauté antique pour tous les Occidentaux, et type de langue pour les Italiens. Nul plus que lui n'a contribué à fixer ce bel idiome, que j'appellerais avec Byron le doux bâtard du latin, si je ne prétendais que l'italieň, avec les autres idiomes romans ses frères, l'espagnol et le français. sont des fils légitimes qui, ayant été livrés pendant leur minorité à la violence des voisins, ont fini par reprendre le rang dû à leur haute origine. C'est grâce à lui que les Italiens entendent couramment leur langue du quatorzième siècle; nous qui n'avons pas eu de Dante, nous avons vu la nôtre, dont alors la culture était plus ancienne et plus étendue, tomber rapidement en désuétude, si bien qu'elle est reléguée aujourd'hui dans le domaine de l'érudition. Dante a défendu le vieil italien contre la vieillesse; Dante, et non comme on dit d'ordinaire présentement, mais à tort, le Dante; dans le seizième siècle, nous ne mettions pas l'article à son nom; c'est plus tard que cette mauvaise habitude s'est introduite, par une fausse connaissance de l'usage italien : les Italiens mettent l'article devant le nom de famille, l'Alighieri, il Tasso, mais jamais devant le prénom; et comme Dante, contraction de Durante, est un prénom, il ne prend pas l'article en italien et ne doit pas le prendre en français.

L'extrême exactitude, cela est certain, me plaît pardessus tout. Mais il faut définir ce terme et ne pas l'entendre au sens étroit. L'exactitude ne porte pas seulement sur les mots, elle comprend aussi la reproduction, autant que cela se peut, du mouvement, de la couleur, de l'harmonie, en un mot, de l'effet. Un soin y est de quelque secours, du moins, dans les traductions d'auteurs aussi anciens que le poëte de Florence, c'est d'éviter les mots qui ont une marque de néologisme, soit qu'ils proviennent de fabrique nouvelle, soit qu'appartenant au domaine purement scientifique, ils aient été depuis peu introduits dans le langage ordinaire. Il faut puiser rigoureusement dans le vocabulaire de nos classiques; par quoi on évitera plus d'une dissonance. C'est à ce titre que je ne suis pas satisfait du mot affluent, employé par M. Mesnard dans la traduction de ces deux vers :

La marina, dove'l Po discende,

Per aver pace co' seguaci suoi.

(La mer se jette le pour se reposer avec ses nombreux affluents). Et, à vrai dire, j'ai un plus grave reproche à faire à cette phrase, c'est que le sens de l'auteur n'a pas été bien saisi. Lamennais, qui met: La mer descend le pour s'y reposer avec son cortége, a commis même erreur. A mon avis, le sens est: Le rivage descend le pour avoir paix avec sa suite de fleuves. Dante a voulu peindre et a peint, en effet, ces eaux rapides qui, venant derrière le grand fleuve, ne lui laissent la paix qu'autant qu'il s'achemine d'un cours précipité vers la mer. Un mot, et c'est là un de ses suprêmes mérites, un seul mot lui suffit pour tracer un tableau immense. J'ai rencontré dans un auteur anglais un très-heureux emploi de ce vers dé tourné de sa signification propre pour représenter le mouvement progressif de la civilisation, et le grand fleuve de l'humanité roulant ses ondes :

Per aver pace co' seguaci suoi.

Dante est subtil, et il l'est non-seulement dans la pensée, mais aussi dans l'expression, et c'est là un des caractères de son style, trouvant maintes fois la beauté dans la subtilité. Ainsi, quand il se peint, lui et son guide, mettant le pied sur les ombres vaines étendues par terre sous la pluie froide et éternelle:

Ponevam le piante

Sopra lor vanità, che par persona,

l'expression est subtile, mais belle. Lamennais a reculé devant le mot-à-mot, disant : « Nous posions les pieds sur leur vide apparence qui paraît une personne.» Et M. Mesnard a détruit la fine trame de ce vers: << Nous mettions les pieds sur ce vide qui simule un corps. >> Mais peut-être n'y a-t-il pas moyen de bien faire. A cet égard, quand on examine Dante de près, on comprend que la scolastique a façonné les esprits des Occidentaux pendant des siècles et leur a donné une empreinte durable. Comparé avec Homère, quelle différence! Le vers d'Homère est une eau tranquille et pure qui laisse aussitôt arriver le regard jusqu'au fond; tout est simple et droit; la pensée et l'expression sont limpides, car il était le chantre inspiré d'une race qui n'avait pas encore une longue histoire. Longue, au contraire, était l'histoire des races romanes, quand à

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