tre du domaine roman, interrompe la série des modifications graduelles et y place un terme non exactement intermédiaire entre les deux voisins de gauche et de droite. Il en est de même en Italie de l'étrusque, en Espagne de l'ibère, en Gaule du celtique; ces idiomes indigènes n'ont pas plus altéré la transformation régulière de la latinité que l'idiome importé de la Germanie. Rien mieux que ces exemples ne montre la force qu'eut le principe d'uniformité romane. Les temps qui suivent immédiatement la chute de l'empire et l'intronisation des chefs barbares ont toujours paru stériles, et l'annaliste n'a jamais triomphé de l'ennui qu'ils inspirent quand il faut suivre les ambitions et les cupidités des Clotaire, des Chilpéric et des Caribert, les partages du domaine public comme un domaine privé, les guerres et les assassinats réciproques. L'œil et l'intérêt se perdent dans ce chaos, et il semble qu'on assiste au spectacle de forces brutes qui sont sans frein, de passions individuelles qui sont sans but, et que la cohésion sociale qui imprime à la marche des choses une régularité générale et dompte les caprices individuels ait perdu son empire. Non, cette cohésion, qui est le fondement de l'histoire, n'avait rien perdu; seulement, disparaissant de la surface, elle s'était retirée dans les profondeurs. Enfoncez et voyez ce qui se passe au-dessous de la chétive histoire racontée par les annalistes. Les peuples romans, à ce moment où la latinité expirante les abandonne aussi bien dans les institutions que dans le langage, vont ou se transformer en Germains ou assurer, par des créations à eux propres, leur indépendance et leur filiation. Je ne parlerai pas ici des institutions et de l'ordre féodal où, suivant moi, la part, non pas nulle mais petite, prise par les Germains dans la formation de la langue, prouve que cette part fut petite aussi, non pas nulle, dans la formation des institutions; je parlerai seulement des idiomes. Là, malgré le tumulte et l'anarchie de la période mérovingienne en France, malgré le renversement des Ostrogoths par les Lom-. bards en Italie, malgré l'invasion et l'établissement des Maures en Espagne, la vitalité latine survécut, et organisa. Ce furent des temps non pas de stérilité, mais de travail spontané et latent. L'époque qui suit, en porte témoignage. Alors le fruit de l'élaboration commune apparut, et nous voyons que cette intelligence collective qui résulte du degré de civilisation et de la somme d'hérédité n'avait été ni désoccupée ni inhabile. Elle refaisait ses instruments. Si, au sortir de la crise, elle n'avait pu préparer qu'un pauvre jargon indigne de ses ancêtres, il y aurait lieu, historiquement, d'accuser la défaillance de l'esprit et la dureté des circonstances extérieures; mais, bien loin que cette dé chéance et ce malheur se produisissent, l'âge suivant mit au service de l'Occident renouvelé les puissants instruments de connaissance, de lumière et de beauté, qu'on nomme l'italien, l'espagnol et le français. C'est ainsi que, sur un autre terrain et plus tard, le celtique ayant péri en Angleterre par l'effort des Germains et l'idiome germanique ayant été à son tour relégué dans une sorte d'infériorité par la conquête française de Guillaume de Normandie, la vitalité civilisatrice inhérente à la nation vivifia ces éléments disjoints et confondus et engendra, à partir du quatorzième siècle, une nouvelle langue littéraire, l'anglais, qui devait tenir parmi les autres un rang si élevé. Dans le jugement qu'on fait des peuples on ne peut pas ne pas compter les langues qu'ils ont produites, et dans le jugement de ces langues les œuvres dont elles ont été les organes; et, à ce double titre, l'opération qui, au milieu de la dislocation de l'empire, au milieu de l'invasion des Germains et autres peuplades errantes, au milieu de l'intronisation générale des chefs barbares, aboutit à la création des idiomes romans, doit être contempléė comme un grand fait historique qui atteste le mieux la puissance de l'héritage romain, la force organique de la situation et de l'époque, et les aptitudes inhérentes à de puissantes nationalités. ১ b. 3. De la situation de la langue d'oc et de la langue d'oïl Du groupe général des idiomes romans il faut maintenant passer au groupe particulier des deux langues qui s'établirent dans la Gaule. Ce groupement n'est aucunement artificiel, il est naturel; on ne pourrait qu'à des points de vue secondaires grouper ensemble le provençal ou le français avec l'italien ou l'espagnol. Provençal et italien, ou provençal et espagnol, français et italien, ou français et espagnol, n'ont que les caractères romans de commun, ils n'ont rien de spécial qui les rattache l'un à l'autre, de sorte que, comme on va voir, il y a vraiment, dans les langues romanes, à distinguer deux faisceaux, l'un italohispanique, l'autre franco-provençal. Et ce n'est pas la géographie qui fait cela; la géographie seule ne donnerait que les nuances et passages graduels que l'on constate en effet dans la transformation de la latinité en allant du centre romain aux extrémités; le provençal, étant géographiquement intermédiaire entre l'italien et l'espagnol d'une part, et le français de l'autre, a aussi un corps de langue intermé-diaire; et, ainsi considéré, il ne formerait pas moins un groupe avec l'italien ou l'espagnol qu'avec le français. C'est donc considéré autrement, c'est-à-dire philologiquement et dans sa grammaire, que les affinités se montrent plus grandes avec son voisin d'au delà la Loire qu'avec son voisin d'au delà des Alpes ou des Pyrénées; affinités imputables non plus à la condition géographique mais dépendantes d'une autre cause. Ce caractère qui, commun à la langue d'oc et à la langue d'oïl, les sépare de l'italien et de l'espagnol, est d'avoir des cas; c'est un fait grammatical qui était resté enseveli et ignoré dans tout notre passé de langue et de lettres. A Raynouard revient la bonne fortune et l'honneur d'en avoir fait le fondement de l'étude du provençal, et, par suite, du vieux français; non pas qu'il l'ait, à proprement parler, découvert, tirant de l'examen des textes la démonstration de l'existence de cas; cette preuve, il la trouva dans des grammaires provençales qui appartiennent au treizième siècle et qui enseignent cette règle de leur idiome. Raynouard en sentit l'importance et l'exhuma. Depuis ce moment, elle est devenue la lumière des textes; car quels devaient paraître des textes qui sont écrits en une langue à cas et où l'on ne soupçonnait pas qu'il y eût des cas! C'était là la condition de ceux que leur curiosité portait à ouvrir quelqu'un des poudreux manuscrits : tout ce qui était réellement régularité et correction était pour eux irrégularité et barbarie. Que dirait-on du latin si on le lisait sans savoir |