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que les flexions sont des cas et que ce n'est point l'arbitraire de l'écrivain ou du copiste qui, en chaque construction, emploie une désinence plutôt qu'une

autre?

C'est, il est vrai, d'une déclinaison moins riche que la déclinaison latine qu'il s'agit. La langue d'oc et la langue d'oïl n'avaient que deux cas, une forme pour le nominatif et une forme pour le régime. Les choses, on le voit, ont déchu, mais elles n'ont pas péri entièrement; le sentiment des cas a diminué, mais il n'est pas effacé; et nécessairement les deux idiomes possėdent une teinte d'antiquité qui fait défaut à l'italien, à l'espagnol et au français moderne. Si on prend le type classique pour mesure, le groupe franco-provençal est à un moindre degré de synthèse philologique que le latin, puisque des six rapports exprimés par la déclinaison latine il n'a gardé que deux; mais il est à un plus haut degré que l'espagnol et l'italien, puisqu'il a deux rapports exprimés par des cas, tandis que tout rapport de ce genre manque au groupe hispano-italique. Il y a donc là une position intermédiaire: le groupe franco-provençal a atténué la déclinaison latine, l'autre groupe n'en a rien gardé. Le premier est devenu moins latin quant aux déclinaisons, l'autre a cessé de l'être ; le premier est tourné vers le régime antique dont il a gardé un visible chainon; le second est tourné vers le régime moderne, dont il a tout le caractère analytique. On a, en fait, la preuve qu'entre la complexité synthétique du latin et la simplicité analytique des langues romanes modernes il y avait une station où l'on pouvait s'arrêter: le travail qui a dépouillé la latinité de ses cas n'a pas été fait en une seule fois; il a eu des phases et une durée; à une certaine époque il en était venu à supprimer trois cas, le génitif, le datif et l'ablatif, et à en avoir deux, le nominatif et le régime. C'est à ce point que la langue d'oïl et la langue d'oc se sont fixées; quand le mouvement littéraire s'y est fait sentir, quand la production y a commencé, rien n'avait encore ébranlé parmi les populations le sentiment d'une telle syntaxe, et les écrivains, s'y conformant, nous en ont laissé, dans d'innombrables documents, la preuve vivante. Mais il faut bien admettre qu'une littérature romane qui écrit en une langue à cas a dû débuter de bonne heure et appartenir aux hauts temps du moyen âge, de même qu'une langue à cas nous reporte aux plus hauts temps de la décomposition latine et de la recomposition romane.

Cette locution, sentiment des cas, dont je me sers quelquefois, si elle a quelque chose d'insolite dans l'expression, est précise dans la signification. Aujourd'hui, en parlant notre langue, nous avons, par certaines finales, un sentiment impérieux des nombres, c'est-à-dire que rien ne peut nous contraindre à transporter l'emploi de ces finales et à donner le sens du pluriel à celles qui sont du singulier, et réciproquement. Cela est visible dans l'article le et les, qui est le grand signe du singulier et du pluriel. Quant aux noms, la distinction des deux nombres a souvent disparu, tantôt pour l'oreille seulement, comme dans mère et mères, tantôt pour l'oreille et l'œil, comme dans bras. Pourtant quelques noms ont conservé un pluriel désinentiel, tel est cheval, chevaux; et, quand nous disons chevaux, il nous est impossible de l'accoler avec un verbe au singulier; notre sentiment de la langue se révolterait. De même pour les cas, dans les langues à cas; avec imperator, imperatoris, imperatori, imperatorem, imperatore, le Latin le plus illettré éprouvait une répugnance à donner à imperator un autre rôle que celui de sujet, et, dans les autres formes qui étaient des compléments, son sentiment inné l'avertissait des nuances et des emplois. Ce sentiment devint plus faible dans le passage du latin, je ne dirai pas aux langues romanes en bloc, car il a cessé complétement dans l'espagnol et l'italien, mais dans le passage à la langue d'oc et à la langue d'oïl; là, il se fixe à deux cas; le provençal et le français, firent, pour me servir du même thème, des cinq formes désinentielles deux formes seulement : le premier, emperaire, emperador; le second, emperere, empereor; mais ces deux nouvelles désinences furent à leur tour obligatoires comme l'avaient été les cinq anciennes, et il se créa le sentiment des deux cas, successeur atténué du sentiment des cinq cas.

A en juger par l'événement, qui est ici le meilleur analyste, l'aboutissement général des langues romanes était de parvenir à un état où les cas fussent abolis. En effet le français ne tarda pas à perdre les siens et à devenir semblable en cela à l'italien et à l'espagnol. Ce changement fut complétement terminé dans le quinzième siècle. Comparant doncle français du quinzième avec l'italien et l'espagnol, qui dès le treizième et le douzième sont dépouillés de ces désinences, on trouve qu'il est moins ancien que ces deux idiomes; ils existaient déjà dans un temps où il n'existait pas encore. Mais, passant au treizième et au douzième siècle, époques où, comme il vient d'être dit, l'espagnol et l'italien sont sans cas, on trouve que le français et le provençal en ont deux; à cette date, en ne considérant que l'espagnol et l'italien, on voit qu'ils priment le français moderne, puisqu'ils sont langues sans cas avant lui, et qu'ils sont primés par la langue d'oc et la langue d'oïl puisqu'elles ont une déclinaison. Les échantillons de bas latin qui nous sont parve nus des premiers temps barbares semblent montrer que l'état de la latinité où l'on ne connut plus que le nominatif et le complément fut universel dans tout le domaine roman. Mais d'une part il s'incorpora dans le provençal et le français, d'autre part il s'effaça dans l'espagnol et l'italien, qui continuèrent d'une manière latente leur marche vers l'abolition des cas. Cette condition distincte se révéla au onzième siècle quand on commença d'écrire; le groupe hispano-italique usait d'un idiome pleinement moderne; le groupe francoprovençal, d'un idiome intermédiaire.

Au premier abord, on peut se demander si, au moment où ces événements de langue se passaient, et en considérant l'aboutissement universel du roman à l'abolition des cas, ce n'est pas le premier groupe qui est en avance et le second en arrière, c'est à dire, si le premier ne s'adapte pas plus tôt que le second à la nouvelle civilisation et ne témoigne pas d'un développement plus hâtif. Des faits connexes non-seulement ne permettent pas une telle conclusion, mais encore en suggèrent une tout opposée. Si, dès le onzième siècle, la langue italienne, transposant ses destinées, produisait Dante et sa Divine comédie, Pétrarque et ses poésies, Boccace et sa prose, il serait clair qu'à elle appartiendrait l'antériorité d'évolution, et, qu'en franchissant l'intermédiaire des deux cas, elle s'est mise,

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