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UNIVERSITY 3 1 JUL 1990

OF OXFORD

LUBDARY

POETIQUE

L

FRANÇOISE.

CHAPITRE XII.
De la Tragédie.

HOMME est né timide & compatissant. Comme il se voit dans ses semblables, il craint pour eux & pour lui - même les périls dont ils sont menacés, il s'attendrit sur leurs peines, il s'afflige de leurs malheurs, & moins ces malheurs sont mérités, plus ils l'intéressent; la crainte même & la pitié qu'il en reffent: lui font cheres ; car au plaisir physique d'être ému, au plaisir moral & tacitement réfléchi d'éprouver qu'il est juste, sensible Tome II.

A

& bon, se joint celui de se comparer au malheureux dont le sort le touche.

Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas ;

Sed quibus ipse malis careas quia cernere Suave eft.

Il est donc naturel que les Anciens ayent choisi la terreur & la pitié pour refforts du pathétique: toute autre émotion est trop forte ou trop foible, ou n'est mêlée d'aucun plaisir. Celle de la haine est triste & pénible, celle de l'horreur est insoutenable pour nous. Le spectacle de l'échafaud eft la Tragédie de la groffiére populace. Le Cirque pouvoit amuser des peuples nourris au carnage: mais à Rome même, où l'on alloit voir des hommes déchirés par des bêtes féroces, on n'eût pas permis à Médée d'égorger ses enfans sur la scène, ni au cruel Atrée d'y préparer son abominable festin.

L'émotion de la joie est délicieuse ; mais si elle dure, elle s'affoiblit. Ce fentiment est dans notre ame comme une plante étrangère qui séche & périt de langueur, sans autre cause que l'aridité d'un fonds qui n'est pas fait pour elle.

L'admiration qu'excite en nous la vertu, la grandeur d'ame, & tout ce qui porte l'empreinte de l'héroïsme, sans même en excepter le crime, ajoute à l'intérêt théâtral, mais n'y suffit pas. Les hommes compatissent avec plaisir, mais ils n'admirent qu'avec peine ; ou fi la beauté de ce qui les frappe les ravit, les enleve un moment, cet enthousiasme cesse bien-tôt avec la surprise qui l'a causé.

Il n'y a donc que la terreur & la pitié dont le pathétique soit vif & durable; il n'y a qu'elles qui nous causent de doux frémissemens, & qui nous fassent goûter sans relâche, au sein même de la douleur, un plaisir plus délicat & plus sensible que celui de la joie.

L'homme heureux est étranger à l'homme. La plus haute vertu, si elle n'est pas dans le péril ou dans le malheur, ne fait sur nous qu'une impression légére. Nous -sentons notre ame s'avancer à l'appui de la foiblesse & de l'innocence que l'infortune accable ou poursuit, & se retirer dès que le malheur cesse. Enfin la terreur & la pitié ont l'avantage de suivre le progrès des événemens, de croître à mesure que le péril augmente, & de tenir l'ame sufpendue, jusqu'au moment où tous les fils de l'intrigue sont dénoués ; au-lieu que l'admiration & la joie naissent dans toute leur force, & s'affoiblissent prefqu'en naissant.

On croit suppléer à l'intérêt de la craintę par celui de la curiosité; mais la curiosité n'est vive & passionnée, qu'autant que la crainte ou la pitié l'animent ; & fi l'état actuel des choses n'est ni pénible ni douloureux, l'ame s'y repose sans impatience, froide & tranquille sur l'avenir.

Le double intérêt de la crainte & de la pitié doit donc être l'ame de la Tragédie. Mais si la premiére régle est d'émouvoir les spectateurs, la seconde est de ne les émouvoir qu'autant qu'ils veulent être émus. Or il est un point au-delà duquel le spectacle est trop douloureux. Tel est pour nous peut-être celui d'Arrée; tel seroit celui d'Edipe si on n'avoit pas adouci le cinquiéme acte de Sophocle. Cela dépend du naturel & des mœurs du peuple à qui l'on s'adresse; & par le degré de sensibilité qu'il apporte à ses spectacles, on jugera du degré de force qu'on peut donner

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