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continueroit pas, s'il s'apercevoit que j'en fusse si choqué; et ainsi je ne pourrois m'acquitter de la parole que je vous ai donnée de vous faire savoir leur Morale. Je vous assure que vous devez compter pour quelque chose la violence. que je me fais. Il est bien pénible de voir renverser toute la Morale Chrétienne par des égarements si étranges, sans oser y contredire ouvertement. Mais, après avoir tant enduré pour votre satisfaction, je pense qu'à la fin j'éclaterai pour la mienne 1, quand il n'aura plus rien à me dire. Cependant je me retiendrai autant qu'il me sera possible; car plus je me tais, plus il me dit de choses. Il m'en apprit tant la dernière fois, que j'aurois bien de la peine à tout dire. Vous verrez des principes bien commodes pour ne point restituer. Car, de quelque manière qu'il pallie ses maximes, celles que j'ai à vous dire ne vont en effet qu'à favoriser les Juges corrompus, les Usuriers, les Banqueroutiers, les Larrons, les Femmes perdues et les Sorciers, qui sont tous dispensés assez largement de restituer2 ce qu'ils gagnent chacun dans leur métier. C'est ce que le bon père m'apprit par ce discours.

je

Dès le commencement de nos entretiens, me dit-il, me suis engagé à vous expliquer les maximes de nos Auteurs pour toutes sortes de conditions. Vous avez déjà vu

a Vous verrez des principes bien commodes pour ne point restituer ", est la leçon in-8°. Il y avait dans les textes in-4o et in-12 : Vous verrez que la bourse

y a été aussi malmenée que la vie le fut la dernière fois. »

1. Il s'est déjà quelque peu donné carrière. Il le fera de plus en plus. Il se le propose à lui-même; mais il le propose aussi au lecteur afin de nourrir sa curiosité. Il possède dès lors à fond l'habileté dont il fournira les règles dans son Art de persuader.

2. Cette affaire des Restitutions est un des plus gros lièvres levés par Pascal, qui en a levé beaucoup. Elle donna lieu à de longues controverses au cours desquels Claude Joly publia (1665) son Traité des Restitutions des Grands, qu'on lit encore.

a

celles qui touchent les Bénéficiers, les Prêtres, les Religieux, les Domestiques et les Gentilshommes: parcourons maintenant les autres, et commençons par les Juges.

Je vous dirai d'abord une des plus importantes et des plus avantageuses maximes que nos Pères aient enseignées en leur faveur. Elle est de notre savant Castro Palao, l'un de nos Vingt-quatre Vieillards. Voici ses mots : « Un juge peut-il, dans une question de Droit, juger selon une opinion probable, en quittant l'opinion la plus probable ? Oui, et même contre son propre sentiment: imo contra propriam opinionem 1. » Et c'est ce que notre père Escobar rapporte aussi au Tr. 6, ex. 6, n. 45. O mon père ! lui dis-je, voilà un beau commencement! les Juges vous sont bien obligés et je trouve bien étrange qu'ils s'opposent à vos Probabilités, comme nous l'avons remarqué quelquefois, puisqu'elles leur sont si favorables. Car vous leur donnez par là le même pouvoir sur la fortune des hommes que vous vous êtes donné sur les consciences. Vous voyez, me dit-il, que ce n'est pas notre intérêt qui nous fait agir; nous n'avons eu égard qu'au repos de leurs consciences, et c'est à quoi notre grand Molina a si utilement travaillé, sur le sujet des présents qu'on leur fait. Car, pour lever

a « Valets » dans les textes in-4o et in-12 au lieu de « Domestiques » qui est la leçon in-8°. Leur est la leçon in-4o et in-12; il manque dans le texte in-8°.

1. L'extrait est d'Escobar qui rapporte, il est vrai, une opinion de Castro Palao. Elle figure au n° 2, parmi les propositions condamnées par Innocent XI en 1679, mais sous cette forme un peu différente : « Je regarde comme probable qu'un juge peut juger selon une opinion moins probable. » Le cas est très complexe. Les Jurisconsultes ont écrit là-dessus des volumes. Dans les causes criminelles, il est convenu que l'accusé bénéficie toujours de l'opinion la moins probable. Dans les causes civiles, la Législation et la Jurisprudence varient suivant les circonstances et l'objet dont il s'agit.

les scrupules qu'ils pourroient avoir d'en prendre en de certaines rencontres, il a pris le soin de faire le dénombrement de tous les cas où ils en peuvent recevoir en conscience, à moins qu'il n'y eût quelque loi particulière qui le leur défendît. C'est en son T. I, tr. 2, d. 88, n. 6. Les voici : « Les Juges peuvent recevoir des présents des parties, quand ils les leur donnent ou par amitié ou par reconnoissance, de la justice qu'ils ont rendue, ou pour les porter à la rendre à l'avenir, ou pour les obliger à prendre un soin particulier de leur affaire, ou pour les engager à les expédier promptement. » Notre savant. Escobar en parle encore au Tr. 6, ex. 6, n. 43, en cette sorte: «S'il y a plusieurs personnes qui n'aient pas plus de droit d'être expédiées l'une que l'autre, le Juge qui prendra quelque chose de l'une, à condition, ex pacto, de l'expédier la première, péchera-t-il? Non, certainement, selon Layman: car il ne fait aucune injure aux autres selon le Droit Naturel, lorsqu'il accorde à l'un, par la considération de son présent, ce qu'il pouvoit accorder à celui qu'il lui eût plu: et même, étant également obligé envers tous par l'égalité de leur droit, il le devient davantage envers celui qui lui fait ce don, qui l'engage à le préférer aux autres et cette préférence semble pouvoir être estimée pour de l'argent : Quæ obligatio videtur pretio æstimabilis 2. »

a

A moins qu'il y out sans négation dans les différents textes du temps, ce qui est incorrect.

1. C'est une constatation des mœurs judiciaires du XVIIe siècle, non une opinion de casuiste. Les Casuistes mettent le Droit là où ils voient le Fait; ce n'est pas cette remarque qui a dû concilier à Pascal les Jansénistes des Parlements.

2. Alexandre VII (Fabio Chigi, 1655-1667) a condamné cette proposition sous la forme suivante (26° de son décret): « Lorsque les plaideurs ont

Mon révérend père, lui dis-je, je suis surpris de cette permission, que les premiers Magistrats du Royaume ne savent pas encore. Car M. le Premier Président a rapporté un ordre dans le Parlement pour empêcher que certains greffiers ne prissent de l'argent pour cette sorte de préférence ce qui témoigne qu'il est bien éloigné de croire que cela soit permis à des Juges; et tout le monde a loué une réformation si utile à toutes les parties. Le bon père, surpris de ce discours, me répondit: Dites-vous vrai? je ne savois rien de cela. Notre opinion n'est que probable, le contraire est probable aussi. En vérité, mon père, lui dis-je, on trouve que M. le Premier Président a plus que probablement bien fait, et qu'il a arrêté par là le cours d'une corruption publique, et soufferte durant trop longtemps. J'en juge de la même sorte, dit le père; mais laissons cela, laissons les Juges. Vous avez raison, lui dis-je; aussi bien ne reconnoissent-ils pas assez ce que vous faites pour eux. Ce n'est pas cela, dit le père; mais c'est qu'il y a tant de choses à dire sur tous, qu'il faut être court sur chacun.

Parlons maintenant des Gens d'affaires. Vous savez que la plus grande peine qu'on ait avec eux est de les détourner de l'Usure; et c'est aussi à quoi nos Pères ont pris un soin particulier; car ils détestent si fort ce vice, qu'Es

Laissons cela est la leçon du texte in-4o qui paraît préférable aux autres, qui ont uniformément : « passons cela ». Il est vrai qu'il y a la répétition: « laissons es Juges ». Mais Pascal enseigne lui-même qu'il n'y a pas d'inconvénient à répéter le même mot plusieurs fois de suite quand le sens l'exige.

pour eux des opinions également probables, un juge peut recevoir de l'argent pour prononcer en faveur de l'un préférablement à l'autre. » Il est évident que même dans la supposition où le Juge serait placé dans le cas de l'âne de Buridan un picotin d'avoine à droite et un autre à gauche de la même contenance - s'il opte pour de l'argent, il vend le Droit.

cobar dit au Tr. 3, ex. 5, n. 1, « que de dire1 que l'Usure n'est pas péché, se seroit une hérésie ». Et notre père Bauny, dans sa Somme des péchés, ch. xiv, remplit plusieurs pages des peines dues aux Usuriers. Il les déclare «< infâmes durant leur vie, et indignes de sépulture après leur mort ». O mon père ! je ne le croyois pas si sévère. Il l'est quand il le faut, me dit-il; mais aussi ce savant casuiste ayant remarqué qu'on n'est attiré à l'Usure que par le désir du gain, il dit au même lieu : « L'on n'obligeroit donc pas peu le monde, si, le garantissant des mauvais effets de l'Usure, et tout ensemble du péché qui en est la cause, on lui donnoit le moyen de tirer autant et plus de profit de son argent par quelque bon et légitime emploi, que l'on en tire des Usures ». Sans doute, mon père, il n'y auroit plus d'Usuriers après cela. Et c'est pourquoi, dit-il, il en a fourni une « méthode générale pour toutes sortes de personnes; gentilshommes, présidents, conseillers, etc. », et si facile, qu'elle ne consiste qu'en l'usage de certaines paroles qu'il faut prononcer en prêtant son argent; ensuite desquelles on peut en prendre du profit, sans craindre qu'il soit usuraire, comme il est sans doute qu'il l'auroit été autrement. Et quels sont donc ces termes mystérieux, mon père? Les voici, me dit-il, et en mots propres; car vous savez qu'il a fait son Livre de la Somme des péchés en françois, pour être entendu de tout le monde, comme il le dit dans la préface: « Celui à qui on demande de l'argent répondra donc en cette sorte: Je n'ai point d'argent à prêter; si en3 ai bien à mettre à profit

1. « Dit... que de dire », est une négligence de style commune à toutes les éditions du temps.

2. Comme il est sans doute », c'est-à-dire « comme il est hors de doute ».

3. « En» n'est pas dans le texte, mais est nécessaire au sens.

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