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gieux, l'autre politique. On n'apercevra pas le second avant longtemps, sinon par intervalle; on n'en aura peur que dans la main des encyclopédistes. L'autre apparut tout de suite. Les trois premiers actes de Tartufe sont de 1664, sept ans après les Provinciales et deux ans après la mort de Pascal. Le roi, dans l'ardeur des passions de la jeunesse, ne vit pas d'inconvénient à ce qu'on les lui jouât à Versailles; Monsieur les fit jouer à Villers-Cotterets et le prince de Condé au Raincy. C'était la revanche de Molière contre les Jansénistes au moment précis où ils proscrivaient son métier. La ballade de La Fontaine à Escobar est aussi de 1664. Molière et La Fontaine n'étaient pas des dissidents du Christianisme; ils étaient hors du Christianisme. Ils ne se soucient pas de la Morale des Casuistes; elle est au contraire à leur usage; ils ne se soucient pas davantage de l'hypocrisie : c'est au réel de la piété qu'ils en veulent, non à sa contrefaçon. Cette contrefaçon est encore à leur usage, puisque, hostiles à la Piété chrétienne, ils professent n'en attaquer que la feinte.

On a comparé la mélancolie de Molière à celle de Pascal. Elles n'ont presque rien de commun. Pascal a eu des joies jusqu'à la fin. Il écrit dans un fragment de lettre à Mile de Roannez: «< Priez toujours, dit saint Paul, rendez grâces toujours, réjouissez-vous toujours. » S'il n'était pas malade, il serait encore, à la veille de sa mort, de ceux qui <«< ont abondance de cette humeur douce et chaude et de ce sang bénin et rectifié qui fait la joie » et qui déborde dans les Provinciales. « Molière, dit Sainte-Beuve à qui est dû le parallèle de la mélancolie de Pascal et de celle de Molière 1, autant que Montaigne et que Pascal, avait toisé et jugé en tous sens cette scène de la vie, les honneurs, la naissance, la qualité, la propriété, le mariage, toutes les coutumes; il savait autant qu'eux, à point nommé, le revers de cette tapisserie, le dessous et le creux de ces planches sur lesquelles il marchait ;

1. Histoire de Port-Royal, t. III, p. 275 de la 4o édition.

mais il ne prenait pas la chose si en glissant que Montaigne et, comme lui, il ne la coulait pas; et il ne la serrait pas non plus comme Pascal jusqu'à lui faire rendre gorge, jusqu'à la forcer d'exprimer l'énigme. Jeune, il avait irrésistiblement cédé à un double penchant qu'il unissait dans un même transport, l'amour du théâtre et l'amour, cette même alliance que Pascal a si tendrement exprimée dans une pensée qui veut être sévère1. » L'amour le trahit, comme l'amour et le monde avaient trahi Pascal. Il essaye de se distraire par le théâtre, par le succès hallucinant, par le travail qui broie, comme Pascal par les Provinciales, par les pratiques ascétiques et par l'étude acharnée. Une note aiguë et convulsive qui leur échappe à chacun, à l'improviste, indique que leurs efforts sont vains. Sainte-Beuve les met en présence dans une entrevue imaginaire. Molière nihiliste et Pascal ascète se comprennent à peu près. Molière « se met à entamer, en général, le monde, la vie, la destinée, et ce grand doute et ce malheur immense au sein duquel l'homme est englouti, malheur d'autant plus grand que la pensée, plus grande dans l'homme, se fait plus égale à le comprendre. Celui qui tra

1. Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne; mais entre tous ceux que le monde a inventés, il n'y en a point qui soit plus à craindre que la comédie. C'est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu'elle les émeut et les fait naître dans notre cœur et surtout celle de l'amour, principalement lorsqu'on le représente fort chaste et fort honnête. Car, plus il paroît innocent aux âmes innocentes, plus elles sont capables d'en être touchées. Sa violence plaît à notre amour-propre qui forme aussitôt un désir de causer les mêmes effets que l'on voit si bien représentés; et l'on se fait en même temps une conscience fondée sur l'honnêteté des sentiments qu'on y voit, qui éteint la crainte des âmes pures, lesquelles s'imaginent que ce n'est pas blesser la pureté, d'aimer d'un amour qui leur semble si sage. Ainsi l'on s'en va dela comédie, le cœur si rempli de toutes les beautés et de toutes les dou ceurs de l'amour, l'âme et l'esprit si persuadés de son innocence, qu'on est tout préparé à recevoir ses premières impressions ou plutôt à chercher l'occasion de les faire naltre dans le cœur de quelqu'un pour recevoir les même plaisirs et les mêmes sacrifices que l'on a vus si bien dépeints dans la comédie.» Cette pensée est de celles qui ne semblent pas appartenir à l'Apologie de la religion chrétienne.

duisit Lucrèce semble tout d'un coup devenu pareil à lui de plainte et d'accent, en présence du grave solitaire. Chose remarquable! à chaque pas d'abord que fait l'entretien, ces deux hommes sont d'accord : Molière parle et s'ouvre amèrement; Pascal écoute et approuve; et toute la misère et la contradiction de la nature avec ses générosités manquées et ses sottes rechutes, ce faux sens commun qui n'en est pas un et qui n'est que le trompe-l'œil du grand nombre; cette soidisant liberté et volonté souveraine qui, chez les Alexandre comme chez les Sganarelle, s'en va trébucher à son plus beau moment et se casse le nez dans sa victoire1; toute cette déception infinie se déroule et défile en mille saillies grimaçantes; toujours ils semblent d'accord, jusqu'à ce point où Molière ayant tout dit et terminant dans le silence ou par quelque éclat de dérision, Pascal, à son tour, reprend et continue. Il reprend et repasse chaque misère, mais dans un certain sens suivi; et de tout ce marais immense, de cette immersion universelle où nage, comme elle peut, la pauvre nature humaine naufragée, il arrive au bas de l'unique colline. Il y prend pied et la gravit en insistant: il monte dans son discours, il monte avec une sorte d'effroi qui perce dans ses paroles, il monte sous le poids de toutes ces misères cette rude pente du Golgotha; et, à mesure qu'il s'y élève, il fait voir de là comment tout s'y range et l'ordonnance que cela prend; tant qu'enfin saisissant et serrant d'un violent amour le pied de la Croix qui règne au sommet, il crie le mot salut et force son interlocuteur étonné à reconnaître, du moins de là, aux choses de notre univers le seul aspect qui ne soit pas risible ou désolé. »

Molière s'en va rêveur, trouvant qu'un si grand esprit a des idées singulières. Eh bien! non, Molière ne s'en va pas ainsi, ne trouve pas que Pascal est singulier. Il aurait plutôt envie d'en faire Alceste; Tartufe n'en est que l'épreuve à

1. Festin de Pierre, acte III, scène 1.

l'envers. Au fond, il est de l'avis de Pascal. Au point de vue de l'art, les Provincial's lui on fourni des matériaux, des situations, des termes, toute une langue. La grâce, les scrupules, les accominodements, la direction d'intention, montrent le bout du nez à chaque scène de Tartufe, et la Casuistique d'Escobar, le vrai modèle de Tartufe, est le fondement sur lequel la pièce est construite. Tartufe levant les scrupules d'Elmire, c'est Escobar qui distingue :

Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,
Madame, et je sais l'art de lever les scrupules.
Le ciel défend, de vrai, certains contentements;
Mais on trouve avec lui des accommodements.
Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience
Et de rectifier le mal de l'action

Avec la pureté de notre intention.

Entre Pascal et Molière la différence est moindre que SainteBeuve 'imagine. Il n'y a pas d'instrument dont il ne soit permis d'abuser. Le rire aigu des Provinciales a été un outil de destruction morale, mais il a rendu des services éminents! La Casuistique qu'il a détruite n'était pas un mythe; l'hypocrisie d'Onuphre, dévot, athée selon les circonstances, c'est-à-dire n'ayant de conviction que l'envie servile de plaire à un maître, est encore moins un mythe; c'était de l'opportunisme religieux. Cet esprit, car c'est un esprit, tout le monde en a pris à sa fantaisie ou à sa taille, selon son dessein, son intérêt, sa mauvaise foi, sa médiocrité; ce dernier cas est celui de Gibbon. Il déclare dans ses mémoires que la raillerie des Provinciales a fait son éducation d'historien; elle lui a appris à dénigrer le monde romain de la Décadence. « Les Lettres Provinciales, écrit-il, que j'ai relues presque tous les ans avec un nouveau plaisir, m'ont appris à manier l'arme de l'ironie grave et modérée et à l'appliquer même à des sujets ecclésiastiques. » Il a appris surtout à l'appliquer à des sujets ecclésiastiques.

Pascal aurait-il eu plus de succès qu'il n'en aurait eu le

désir s'il avait pu le prévoir? En s'en prenant à la morale des Casuistes, a-t-il atteint la Morale du Christianisme, ce qu'il aurait certes fait contre son intention? Après Tartufe, après Onuphre, après ce que vient de dire Gibbon, après l'usage qu'on a fait depuis de la raillerie dont il a fourni le modèle, on le croirait. Le mal est plus apparent que réel. La raillerie ne tue que ce qui est déjà mort. On peut railler les Alpes tant qu'on voudra, elles ne tomberont point. Est-ce que la raillerie de Scarron a fait tomber l'Eneide? Est-ce que la Pucelle de Voltaire a déshonoré le nom de Jeanne d'Arc? La raillerie voltairienne a rendu à l'Évangile une vitalité qu'il semblait avoir perdue. La Renaissance avait nourri d'autres espérances. L'événement leur a donné tort. Au xvir et au XVIe siècle, l'action des Provinciales et de Tartufe contre le Christianisme paraissait formidable. Baillet, janséniste, historien de Descartes, débute ainsi sur Molière, dans ses Jugements des Savants : « M. Molière est un des plus dangereux ennemis que le siècle ou le monde ait suscités à l'Église de Jésus-Christ. >> On dit Qui a fait Tartufe fera Don Juan. La première lecture de Tartufe eut lieu chez Ninon et c'est là qu'il devait naître. Il ne s'agit pas de l'intention, mais de l'effet produit Qui a fait Onuphre devait écrire les Dialogues sur le Quiétisme et le chapitre xvi des Caractères. Puis est venue une grande poussée, Bayle, Fontenelle, les Lettres persanes, Voltaire, d'Alembert, Diderot, les feuillistes de l'École de Grimm, puis le rasoir national, puis les sectes contemporaines. Cette cohue aurait fondé la Morale des honnêtes gens.

La Morale des honnêtes gens existe; le mouvement d'opinion déterminé par les Provinciales a contribué à la créer, mais la Morale des honnêtes gens n'en est pas uniquement la fille; elle est en même temps la fille de bien autre chose. Eh! répond Sainte-Beuve, les Provinciales ont détruit en Morale la Scolastique. Or qu'est-ce que la Scolastique ? C'est la morale chrétienne disséquée, mise en maximes, appliquée aux circonstances de chaque siècle, de chaque race, de chaque

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