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l'homme, condamnée à disparaître aujourd'hui que l'homme est parvenu à l'âge viril.

Voilà dans quel sens Cousin pose en principe que Pascal est sceptique. Il avait découvert cette qualité de Pascal dans les Pensées dès 1829. Il s'appuyait alors sur l'édition des Pensées donnée par Port-Royal, puis sur celle de Bossut. Le manuscrit autographe est encore plus explicite. On avait atténué la forme du Scepticisme de Pascal, parce qu'il était réellement effrayant. Comment! Pascal est un sceptique? Eh! oui. Le sceptique rejette toute autorité philosophique. Eh bien, Descartes aussi rejette toute autorité philosophique. Attendez : Descartes rejette l'autorité des noms propres; Pascal rejette l'autorité de la Raison; il professe que toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine. C'est incroyable et il a l'audace d'ajouter «Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher. » N'est-ce pas une plaisanterie comme il y en a tant dans les Provinciales? Oh! non, dit Cousin: c'est le résumé de ce qu'il pense de la philosophie cartésienne. Écoutez : Il faut dire, en gros: cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai; mais de dire quelle figure et quel mouvement, et composer la machine, cela est ridicule, car cela est inutile et incertain et pénible. C'était déjà l'avis de Sacy cité tout à l'heure, et sans doute Sacy tenait cela de Pascal. Les bras de Cousin lui tombent. Que répond-il? Rien. On lui demande des raisons; il articule des noms propres; il crie Platon, Aristote, Descartes, Locke, Reid, Kant; il en appelle à l'amour-propre de quiconque se croit un philosophe : « Qui que vous soyiez qui aspirez à l'honneur d'être philosophe, c'est à vous, monsieur, que ce discours s'adresse. » N'est-ce pas scandaleux? Alors Cousin va au manuscrit autographe et lit: « Pyrrhonisme : le Pyrrhonisme est le vrai, >> Cousin relève la tête d'un air plein d'angoisse; ceux qui l'ont vu opérer' s'en souviennent. Il prononce : Entendez-vous? Puis il a recours à une nouvelle série de noms propres. Ceux qui arrivent cette fois ce sont Pythagore, Anaxagore, Zénon, Épicure, «< et

vous, ô Socrate, qui êtes mort pour la cause de la vérité et de Dieu ». Cousin lève les bras au ciel et au bout de cinq minutes de silence reprend : « Non, le seul sage, c'est Pyrrhon.»

Il y a pis dans le manuscrit des Pensées. Cousin se penche dessus et lit : « Qu'est-ce que la pensée? Qu'elle est sotte! Humiliez-vous, raison impuissante; taisez-vous, nature imbécile!» Sur ces dernières paroles, la voix manque à Cousin. Si on lui objecte : c'est un accès d'humeur. Ne serait-ce pas l'outrecuidance de la raison cartésienne qui lui aurait donné sur les nerfs? Au fait, il a un autre principe de certitude: c'est l'intérêt, le cœur, le sentiment, et c'est de ce principe que tout le monde a l'habitude de se servir, hors ceux qui professent dans une chaire. Encore feraient-ils bien d'y recourir une fois de temps en temps. Cousin est obligé d'en convenir, et, en effet, il lit dans le manuscrit : « Nous connoissons la vérité non seulement par la Raison, mais encore par le cœur c'est de cette dernière sorte que nous connoissons les premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaye de les combattre. Les Pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance ne conclut autre chose que la foiblesse de notre Raison, mais non pas l'inexactitude de toutes nos connoissances comme ils le prétendent, car la connoissance des premiers principes, comme il y a espace, temps, mouvement, nombre, est aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonnements nous donnent, et c'est sur ces connoissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la Raison s'appuie et qu'elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis, et la Raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit le double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude,

quoique par différentes voies; et il est aussi inutile et aussi ridicule que la Raison demande au cœur des preuves de ces premiers principes pour vouloir y consentir, qu'il seroit ridicule que le cœur demandât à la Raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la Raison qui voudroit juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude comme s'il n'y avoit que la Raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n'en eussions, au contraire, jamais besoin et que nous connussions toute chose par instinct et par sentiment. » Il y a donc une certitude; Pascal n'est donc pas sceptique. Cette certitude est celle de l'instinct, celle du cœur, celle du sentiment. C'est la certitude que l'on a toujours admise, celle du sens commun. Pascal, loin de la nier, la revendique, l'oppose à la certitude métaphysique de Descartes, celle qui ne se sent pas, procède du raisonnement, n'est accessible qu'à quelques-uns, qui ne s'entendent pas sur la valeur qu'elle a, ne sont pas d'accord entre eux et n'arrivent à convaincre personne qu'eux-mêmes, s'ils sont convaincus, ce qui est douteux. Votre instrument ratiocinant, leur déclare Pascal, est une machine à disputer, un métier d'école qui répugne à la nature, une lueur vacillante, une lanterne à l'aide de laquelle vous plongez dans l'obscur, distinguez les ténèbres. Cousin n'est pas content et on se l'explique. Il déclare qu'il adhère à cette théorie de la certitude, ce qui n'est pas vrai, car il n'y adhère que du bout des lèvres. C'est la ratiocination que Pascal méprise. Cousin n'ose pas le lui reprocher ouvertement. Il se borne à dire que Pascal n'a pas inventé cette doctrine de l'évidence par l'instinct, par le cœur, par le sentiment. « Elle court, dit-il, les rues. Elle est vulgaire chez les Platoniciens et chez les Cartésiens. Elle diffère un peu néanmoins du je pense, donc je suis, de Descartes. Descartes raisonne, Pascal constate. » En vain Cousin l'accuse d'emboîter le pas à Platon et à Descartes, personne ne voudra le croire.

Mon Dieu! dit Cousin, Pascal se moque de nous. Le premier venu sait que le raisonnement n'est pas la Raison; il n'y a pas jusqu'à Molière qui ne l'ait dit :

Et le raisonnement en bannit la Raison.

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Il fait une querelle de mots : La Raison est la puissance naturelle de connaître. « Non, répond Pascal, instinct et Raison, marque de deux natures. » Et ailleurs : « Le cœur a ses raisons que la Raison ne connaît pas. » L'instinct de Pascal, Cousin l'appelle intuition. C'est le patrimoine du sens commun. Il y a d'autres sources de certitude : la déduction, l'induction. Pascal ne nie pas absolument que la déduction et l'induction ne vaillent quelque chose. Il affirme que ce quelque chose est peu, qu'il n'est pas sûr, que c'est de l'expérimentation, que l'impossibilité de s'y fier est ce qui lui fait croire à la faiblesse de la raison et contester «< ces longues chaînes de vérités liées entre elles qu'on nomme les sciences humaines ». Toute la discussion se réduit à ceci : Pascal n'admet que la certitude de ce qu'on lui montre; Cousin admet la certitude de ce qu'on lui démontre. Cousin est de l'école des sophistes, Pascal de l'école de ceux qui méprisent la Sophistique. Le débat, du reste, s'étend beaucoup plus loin que de la Raison au raisonnement. Par « instinct et Raison, marque de deux natures », Pascal entend deux ordres de faits dont l'application à la Société crée deux civilisations différentes. L'instinct ou sentiment, ou cœur, comme on voudra, est la source de la foi, dont le règne social est la civilisation théologique, chrétienne; au contraire, la Raison qui l'exclut, le proscrit, quand on l'applique à la Société, est le règne des intérêts, un état de choses dont la Société romaine de la décadence est le modèle et la société idéale rêvée par les Positivistes modernes, un autre modèle.

L'infériorité relative de Pascal, celle que Leibnitz lui reproche à juste titre, est de n'avoir étudié suffisamment ni

l'histoire ni la jurisprudence. Il n'en a pas eu le loisir. Les mathématiques d'abord et la mort ensuite l'en ont empêché.

Une intelligence comme la sienne, aidée de la puissance d'élocution qu'on lui connaît, si l'histoire de la décadence classique lui avait été familière, et encore mieux, si l'Orient bouddhique ne lui avait pas été inconnu, aurait pu joindre à la théorie des exemples qui l'eussent consacrée. Pyrrhon lui sert beaucoup et il le goûte, mais il ne soupçonne pas ce qu'a fait Pyrrhon. Quand on dit Pyrrhon, il convient de concevoir un état mental dont Pyrrhon n'est que le représentant. Aristote, qui n'est lui non plus qu'un chiffre, représente l'état mental opposé, le règne de la Raison dans le monde grécoromain. Pyrrhon a vaincu Aristote. Ce fut quand Aristote fut vaincu et Pyrrhon vainqueur que le Christianisme est venu. Pyrrhon lui a servi d'introducteur. Pascal n'en sait rien; mais, à tout hasard, il en sait gré à Pyrrhon il le devine. Selon l'expression de Leibnitz : « Son génie suppléoit à tout. » Il a suppléé dans le cas actuel à la connaissance de la décadence romaine.

Ce génie éclate, au désespoir de Cousin, dans le court exposé que fait Pascal dans les Pensées de la doctrine pyrrhonienne : « Nous supposons, dit-il, que tous les hommes conçoivent de même sorte, mais nous le supposons bien gratuitement, car nous n'en avons aucune preuve. Je sais bien qu'on applique ces mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place ils expriment tous deux la vue de ce même objet par les mêmes mots, en disant l'un et l'autre qu'il s'est mû; et de cette conformité d'application on tire une puissante conjecture d'une conformité d'idées; mais cela n'est pas absolument convaincant de la dernière conviction, quoiqu'il y ait bien à parier pour l'affirmative, puisqu'on sait qu'on tire souvent les mêmes conséquences de suppositions différentes. Cela suffit pour embrouiller au moins la matière, non que cela éteigne absolument la clarté naturelle qui nous assure

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