de ces choses. » Cousin estime que Pascal est en contradiction avec ce qu'il vient d'avancer auparavant, c'est-à-dire qu'il y a une certitude. Il n'y a pas de contradiction. C'est le raisonnement qui est en défaut; ce n'est pas l'instinct et la certitude demeure, même sans la foi et la révélation. En effet Pascal reprend : « Les principales forces des Pyrrhoniens (je laisse les moindres) sont que nous n'avons aucune certitude de la vérité des principes, hors la Foi et la révélation. » Il s'agit des Pyrrhoniens du Christianisme, ceux de l'antiquité hellénique n'ayant pas les secours de la foi et de la Révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Ici Cousin triomphe un instant. Pascal, en effet, doute des données du sentiment. Il a la certitude, mais c'est de la Foi qu'il la tient: «Ce sentiment naturel, dit-il, de la certitude des premiers principes n'est pas une preuve convaincante de leur vérité, puisque, n'y ayant point de certitude hors la foi, si l'homme est créé par un Dieu bon, par un démon méchant ou à l'aventure, il est en doute si ces principes nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains, selon notre origine. De plus que personne n'a d'assurance, hors la foi, s'il veille ou s'il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous le faisons, on croit voir les espaces, les figures, les mouvements, on sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu'éveillé; de sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil, par notre propre aveu ou quoi qu'il nous en paroisse, nous n'avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions. Qui sait si cette autre partie de la vie où nous pensons veiller n'est pas un autre sommeil, un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir, comme on rêve souvent qu'on rêve, en faisant un songe sur l'autre ? Voilà les principales forces de part et d'autre ; je laisse les moindres, comme les discours qu'on fait contre les Pyrrhoniens, contre les impressions de la coutume, de l'éducation, des mœurs, des pays, et les au tres choses semblables qui, quoiqu'elles entraînent la plus grande partie des hommes communs qui ne dogmatisent que sur ces vains fondements, sont renversées par le moindre souffle des Pyrrhoniens. On n'a qu'à voir leurs livres ; si on n'est pas assez persuadé, on le deviendra vite et peut-être trop. » Comme dernière charge contre la certitude du sentiment, Pascal indique l'incertitude de notre origine, qui enferme celle de notre nature, ce à quoi on n'a pas répondu depuis que le monde dure. Vous voyez bien qu'il est sceptique et jusqu'où il va, s'écrie Cousin. Eh bien, non. Il se propose uniquement de montrer la faiblesse de la Raison cartésienne. Qu'elle réponde si elle peut aux objections qu'il vient de lui présenter. Quant à lui, il est bien tranquille. « Je mets en fait, dit-il, qu'il n'y a jamais eu de Pyrrhonien effectif et parfait. La nature soutient la Raison impuissante et l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point. » La nature, demande Cousin, n'est donc pas impuissante? Non, c'est la Raison, c'est Cousin qui en porte les guêtres. Il y a un point d'ailleurs que Cousin ne veut pas entendre et il y met de la mauvaise volonté. Quand Pascal, nous le répétons, s'écrie: « L'homme dira-t-il qu'il possède certainement la vérité, lui qui, si peu qu'on le pousse, ne peut en montrer aucun titre et est forcé de lâcher prise?», il veut acculer l'homme à la révélation, lui en montrer la nécessité. Il poursuit son but qui est de persuader, comme dans une autre direction, il l'a fait dans les Provinciales. Il est apologiste; il l'a déclaré d'avance. Il exagère un peu, comme un avocat qui plaide une cause et qui a en vue de persuader le juge. C'est une application des règles qu'il trace dans son morceau Sur l'art de persuader. En réalité, Pascal, dans les Pensées, n'est pas sceptique au sens exact de l'expression. Il ne doute que de la Raison conçue à la façon cartésienne, c'est-à-dire comme machine à raisonner. C'est un instrument très imparfait selon Pascal, et la science qu'il sert à construire est un château de cartes qui s'écroule au moindre souffle de vent, qu'on essaye en vain de reconstruire au risque de le voir tomber de nouveau. Pascal ne dit nulle part, mais pense certainement que les systèmes des philosophes sont des poèmes spéciaux dont la Raison fait les frais; c'est en quoi ils diffèrent des poèmes. ordinaires où, au lieu de la Raison, on emploie l'imagination et les passions. Et les poèmes proprement dits sont plus amusants et d'une lecture plus facile. Et puis si l'on veut se rendre compte des opinions de Pascal sur l'impuissance de la Raison et la difficulté d'atteindre la vérité par elle, il importe de ne pas perdre de vue qu'il est dominé par le terrible dogme de saint Paul et de saint Augustin, le dogme de la Gráce. Il n'y a guère que de la Grâce dans le monde, c'est-à-dire de la volonté, de l'action. C'était aussi la pensée dominante de saint Thomas d'Aquin qui définit Dieu un acte pur, actus purus. S'il n'y a que de la volonté dans le monde, il n'y a rien qui dure, en d'autres termes pas de vérité, mais des formes changeantes, ce que la Scolastique appelait des étres nominaux. Les idées se modifient peu; il n'y a que la manière de les exprimer qui se renouvelle constamment. La Grâce agit à travers le monde; elle fait et défait les êtres. L'homme n'a guère à s'occuper d'elle, sinon pour voir qu'elle est immense et que vis-à-vis d'elle il n'est qu'un insecte insignifiant. Dans notre vie infime, Pascal estime qu'il n'y a que de la coutume, qui est encore une façon de Grâce abaissée à notre petitesse. Les enfants reçoivent la coutume de leur père comme les animaux le goût de la chasse : « Les pères, dit-il, craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ?... J'ai bien peur que la nature ne soit elle-même une première coutume comme la coutume est une seconde nature. » Cela s'étend à n'importe quoi, même aux lois de la nature, qui sont des habitudes de la matière. Quelle part de vérité per manente peut-il y avoir dans des habitudes qui varient ainsi? Mais l'auteur des Pensées s'appesantit de préférence sur la part de vérité qu'il peut y avoir dans l'homme et dans la Société. Il énonce que la mode fait la Justice comme elle fait l'agrément : « Rien suivant la seule Raison n'est juste de soi. La Coutume fait toute l'équité par cela seul qu'elle est reçue; c'est le fondement mystique de son autorité. » Il n'est pas sceptique. Il a au contraire soif de la vérité, de la certitude. Il en cherche partout et n'en trouve pas. Il n'en trouve pas dans les données de la Raison; il n'en trouve pas dans ce qu'elle dit de Dieu; il n'en trouve pas dans les institutions; il n'en trouve pas dans les mœurs. Il en est réduit à accepter le témoignage de l'instinct, du cœur, du sentiment. Peuh il s'en défie également on prend ce qu'on a sous la main. Ces vérités de tout ordre que Pascal conteste ont été prouvées par les philosophes selon Cousin. Eh! répond à Cousin Alexandre Vinet 1, « ils ont dû les prouver. Si leurs démonstrations sont admirables, cela signifie sans doute qu'ils y ont employé une grande puissance, qui suppose nécessairement une grande résistance. Il a donc fallu les prouver, ces vérités, et les prouver à grands renforts d'arguments. Quelle humiliation! Il a fallu prouver à l'homme, je dis à l'homme le plus érudit, le mieux organisé, qu'il ne s'était pas créé lui-même et que la volonté, l'intelligence, la faculté d'aimer qu'il trouve en lui, attestent l'existence d'une intelligence, d'une volonté, d'un amour suprêmes! Quand ces choses-là ont besoin d'être prouvées, les prouve-t-on jamais bien? Je veux dire : les rend-on évidentes, actuelles? Et quelque forte que soit cette preuve, produit-elle jamais l'effet de nous rendre l'objet présent prochain et sensible? Et s'il ne l'est pas, je veux dire: si elle ne nous met pas Dieu dans le cœur, ne trouverons-nous pas trop aisément dans les fascinations 1. Études sur Pascal, chap. vII : Sur le Pyrrhonisme de Pascal et sur sa Religion Personnelle. d'une dialectique abstraite-car la dialectique a aussi ses fascinations mille moyens de nous soustraire à cette vérité, ou, si vous le voulez, de nous la dérober à nous-mêmes? La logique n'est-elle jamais aux prises avec la logique et peut-on sûrement prévoir un terme à cette lutte si le bon sens du cœur n'intervient pas comme arbitre? Et le cœur a-t-il toujours du bon sens? Le cœur souvent ne fait-il pas défaut? » L'éminent professeur de Lausanne ne laisse rien debout de l'accusation de Cousin. Vous voulez établir, lui dit-il, que Pascal était à la fois sceptique et altier, qu'il l'est à dessein, qu'il veut montrer qu'il n'y a pas de certitude hors de la foi, que son projet d'enfermer l'homme entre la foi et le doute absolu est un attentat commis au préjudice de la philosophie qui est indépendante de la foi, qui est en possession de la certitude. Vos arguments ne portent pas. D'abord, ils émanent d'hommes élevés à l'école du Christianisme, ensuite la foi à l'Évangile implique peu de foi à l'enseignement de la raison pure. Les Anciens avaient la raison pure comme Cousin. On ne sache pas qu'ils en aient tiré des preuves de l'existence de Dieu. Ces preuves sont d'origine chrétienne : Cousin laïcise et Descartes laïcisait déjà. En définitive, Pascal n'est pas plus athée que sceptique; il n'est que persuadé de l'insuffisance de la Raison; il y supplée par la Foi. A-t-il cru par désespoir? La lecture des Pensées autorise à le supposer. On le lui reproche : « Un Christianisme qui a pris racine dans la douleur d'être athée n'est pas un Christianisme de bon aloi. » La Raison n'a pas eu de part à la conversion de Pascal. Non, évidemment, puisque c'est l'impuissance de la Raison à lui procurer la certitude qui l'a engagé à chercher la certitude ailleurs. Aux yeux de Cousin, Pascal n'a même pas de conviction chrétienne. Son Christianisme est un calcul d'intérêt. Il n'y a pas de preuve de l'existence de Dieu, mais l'homme est intéressé à ce qu'il y ait une Providence. Dieu est ou il n'est pas. fl y a autant de chance d'un côté que de l'autre. Parions |