Images de page
PDF
ePub

Pascal y gagne, mais son but y perd. » Est-ce vrai? Non. L'homme a besoin de connaître sa condition. Un besoin n'est peut-être pas une preuve que celle qu'il rêve est la sienne, mais c'est une preuve qu'il n'en quittera pas la recherche. Ce sera toujours l'apologue du compagnon d'Edwin, conseillant

riante et commode, le serait devenue au point de laisser oublier toute patrie d'au delà, et de paraître la demeure définitive, ce jour-là, l'argumentation de Pascal aura fléchi. » Ces conditions ont rassuré M. Astié; elles ne seront pas remplies demain; Pascal a du champ devant lui. Le jour où ses Pensées auront vieilli, le Christianisme lui-même aura vieilli. L'argument qui s'applique aux Pensées s'applique aussi au Christianisme; si leur sort est commun, Pascal peut être tranquille. L'édition Astié, exécutée avec cette préoccupation, eut du retentissement dans le monde protestant de la Suisse française et même de France. M. Vuillemin en jugeait en ces termes (novembre 1857) dans la Revue chrétienne, dirigée par M. de Pressensé, aujourd'hui sénateur: « Il nous semble, s'il était encore au milieu de nous, voir M. Vinet, l'interprète le plus intelligent et le plus sympathique qu'ait encore eu Pascal — cela ne faisait pas l'éloge de SainteBeuve qui cite sans sourciller - sourire à cette édition qu'il a inspirée et que M. Astié a consacrée à sa mémoire bénie. » « On m'a pris mon Pascal », disait-il en parlant de je ne sais laquelle des éditions qu'il a connues : « Pascal, dirait-il s'il avait celle-ci en main, mon Pascal m'a été rendu. » D'autres critiques « plus jeunes et plus verts », observe Sainte-Beuve, n'abondèrent pas dans ce sens; M. Astié avait confisqué Pascal. Ils estimaient qu'en effet les Pensées avaient fait leur temps. Tout au plus admettaient-ils que le tableau de la nature humaine par lequel ouvrent les Pensées restait vivant. Sans doute, l'idée de la chute rend compte de quelques-uns des phénomènes du cœur humain; elle est loin de les expliquer tous. Quant aux contradictions métaphysiques de la Raison, Hegel les explique aussi bien que Pascal. Les preuves historiques ont été mises à terre par l'exégèse actuelle et la science comparée des religions. Ainsi, contre M. Renan « les coups du grand athlète ne portent plus ».

Le grand athlète, s'il était là, se mettrait au niveau des preuves historiques, et peut-être M. Renan ferait-il une médiocre figure devant lui. Toujours est-il que l'école de Vinet fut scandalisée. M. Ernest Naville répondit dans la Bibliothèque universelle (juillet 1858) par un article intitulé l'Apologie de Pascal a-t-elle vieilli? Devant la doctrine du péché et de la chute, les arguties de l'érudition ne sont qu'un atome. M. Ernest Naville pensait d'ailleurs qu'un « avantage marqué de la solution chrétienne, c'est de laisser au principe de l'univers le caractère auguste de sa parfaite unité, de ne pas faire remonter jusqu'à l'essence éternelle la source première de contradictions et de désordres qui restent imputables à la créature seulement ». La conclusion de M. Naville sur les Pensées est celle-ci : « Ces fragments sont encore une source vive de pensées qui conduisent

à son maître l'adoption du Christianisme qu'un missionnaire annonçait aux Saxons de la Grande-Bretagne : « Tu te souviens peut-être, ô roi, d'une chose qui arrive parfois dans les jours d'hiver lorsque tu es assis à table avec tes capitaines

à la vérité, d'arguments qui ne vieillissent pas... L'Apologie de Pascal reste utile... Pascal n'a pas seulement fait un livre, il est lui-même une apologie vivante. Il a soumis ce front glorieux au joug de la foi; il a prosterné devant la croix de Jésus-Christ cette tête ceinte aux yeux des hommes d'une si brillante auréole. Ce fait aussi est un argument. Il ne suffit pas à prouver que l'Évangile soit vrai, il suffit à prouver que l'Évangile est respectable. »

M. Edmond Schérer intervint à son tour dans la Nouvelle revue de Théologie (juillet-août 1858). On aurait pu prévoir quel serait son avis : « L'Apologie de Pascal, écrit-il, est aujourd'hui nulle; elle a vieilli, vieilli tout entière, méthode et arguments. Ainsi que l'a dit M. Rambert, il n'en reste que la préface, c'est-à-dire le tableau de la nature humaine. Mais ce tableau n'est pas un moyen d'apologie, c'est une étude morale. Pascal a fait son temps comme apologiste, il n'est plus aujourd'hui qu'un des plus éloquents de nos moralistes. » Le jugement de M. Schérer est plus hostile au Christianisme qu'aux Pensées. Les Pensées et le Christianisme ne s'en porteront pas plus mal. Il y eut néanmoins de l'émoi parmi les orthodoxes de l'Église réformée qui s'étaient adjugé la gloire de Pascal. M. de Pressensé eut recours aux gémissements. « L'école critique, dit Sainte-Beuve avec quelque malice, faisait sentir son nerf à l'école sentimentale. » Pascal n'a pas plus à se soucier de l'une que de l'autre. Il sourit au blâme comme à l'éloge. Il est également indifférent aux observations de M. Frédéric Chavannes qui, au nom de la théologie protestante, résumant dans le Lien (29 janvier et 12 février 1859) les arguments produits de part et d'autre, faisait ressortir la parenté de Pascal et de Saint-Cyran avec Calvin et les réformés du xvIe siècle. Cette parenté est de celles qu'il y a toujours entre des gens qui agitent les mêmes questions et se meuvent dans le même océan de la théologie évangélique.

De cette prise d'armes, Sainte-Beuve ne consent à retenir qu'une chose c'est que si dans l'Église catholique on tend à rejeter les Jansćnistes comme hérétiques, dans l'Église réformée on les considère comme des cousins, sinon des frères. Il y a sans doute quelque vérité dans cette remarque. Pascal y échappe. Le monde français, qui, en gros, a l'instinct catholique plutôt que l'instinct réformé, ne repousse point Pascal. Il le repousserait s'il ne sentait battre en lui un cœur qui bat à l'unisson du sien. Le génie littéraire de Pascal ne le sauverait pas. On a repoussé l'Institution chrétienne de Calvin que Bossuet appelle (Variations) le plus grand écrivain français du xvia siècle; on ne repousse pas les Pensées qui subsistent, n'en déplaise à M. Edmond Schérer qui est un écrivain réformé et non un écrivain français.

et tes hommes d'armes, qu'un bon feu est allumé, que ta salle est bien chaude, mais qu'il pleut, neige et vente au dehors. Vient un petit oiseau qui traverse la salle à tired'aile, entrant par une porte, sortant par l'autre; l'instant de ce trajet est pour lui plein de douceur; il ne sent plus ni pluie ni orage; mais cet instant est rapide; l'oiseau fuit en un clin d'œil et de l'hiver il repasse dans l'hiver. Telle me semble la vie des hommes sur la terre et sa durée d'un moment comparée à la longueur du temps qui la précède et qui la suit. Ce temps est ténébreux et incommode pour nous. Il nous tourmente par l'impossibilité de le connaître. Si donc la nouvelle doctrine peut nous en apprendre quelque chose d'un peu certain, elle mérite que nous la suivions. »>

C'est le caractère des Pensées de Pascal comme ce fut, il y a deux mille ans, le caractère du Christianisme. On ne détournera pas l'homme d'espérer, de tourner avec anxiété son regard du côté où il croit voir poindre une lumière ou une espérance. L'auteur des Pensées attire; Pascal, dit M. Vinet', <«< est un homme touché de l'infortune de sa race, et s'il s'exagère son infortune ce qui dans son point de vue n'est guère possible-ce n'est pas du moins à plaisir; il n'élargit la plaie que pour mieux la guérir. Cette humanité de la pensée et du cœur est peut-être ce que son livre a de plus caractéristique. C'est une compassion tendre et austère où on sent du respect et une sorte de piété envers l'homme. Ce respect, cette piété, reposent sur l'idée que l'homme est l'expression la plus intime de la pensée créatrice, l'émanation la plus directe de l'essence divine, et, à l'égard de la création, la clef de la voûte, qui tombe et qui s'écroule avec lui. » Aussi n'y a-t-il pas de jugement littéraire plus que de jugement doctrinal à formuler sur les Pensées. Elles ne sont point une œuvre de littérature. On n'en peut pas refaire la doctrine; on n'en peut pas prévoir le style. La doctrine, ce sont des mor

1. Etudes sur Pascal, ch. vi: Théologie du livre des Pensées.

ceaux de papier sur lesquels Pascal a jeté ses idées à la håte et sans suite, sans qu'il soit permis d'apercevoir ce qu'il en voulait faire. On a entrepris de ranger ces matériaux, de deviner le secret de leur emploi. On n'est parvenu qu'à des suppositions plus ou moins plausibles. Ce qu'on prend pour une opinion qu'il a peut n'être qu'une objection qu'il se fait, un trait qu'il prête à ceux qu'il voulait combattre, un essai de pensée à remanier, à mesurer, un indice préparatoire, un souvenir propre à retrouver une piste, à lui rendre présents une imagination, un point de vue, un éclair qui aura traversé son intelligence. Il en est de même de sa rédaction. Ce n'est qu'une pierre d'attente. Pascal est un maître consommé dans l'art d'écrire. Tout est original en lui, l'invention, la disposition, la mise en œuvre. Ce qu'il a laissé est incorrect, jeté comme au hasard; l'invention elle-même reste un mystère. Dans le recueil, il y a des morceaux qui n'ont aucun rapport avec le sujet, qui sont peut-être, comme on a vu, des ébauches faites chez Me de Sablé ou au sortir de chez elle, des maximes dans le genre de celles de La Rochefoucauld; à deux pas, il y a de la rhétorique, puis de la critique. L'œuvre, dans son entier, est comme une prière à Dieu, à qui l'auteur demande de l'éclairer, non afin qu'il puisse éclairer autrui, mais afin d'être lui-même éclairé et convaincu. « Il semble, dit M. Désiré Nisard 1, qu'on devrait trouver dans une prière quelque abandon, quelque enthousiasme, une confiance qui ne pèse plus ses motifs et que l'homme qui prie n'ait plus rien à rechercher sur l'existence et les attributs de l'être auquel il adresse sa prière. Celle de Pascal n'a point ce caractère. C'est une argumentation passionnée dans laquelle un homme mortel raisonne avec Dieu. Du fond de l'humilité la plus absolue il lie sa cause à la bonté de Dieu par des rapports si invincibles qu'il rend évidentes les dispositions de la Providence divine à son égard;

1. Histoire de la littérature française, t. II, p. 195 de la 1re édition (1844).

et, s'il m'est permis de me servir de mots si profanes, il l'enchaîne dans ses propres attributs comme on enchaînerait un juge dans les devoirs et les responsabilités de sa charge... Mais ce n'est ni par l'enthousiasme du psalmiste, ni par l'imagination échauffée des ascètes que cette prière s'élève, c'est par des raisons qui se déduisent les unes des autres et se succèdent comme les degrés d'une échelle mystique. On sent qu'aucun échelon ne manquera sous les pieds de Pascal. Telle est la force de cette logique qu'elle vous engage invinciblement dans la situation de celui qui prie; on oublie l'écrivain sublime pour le chrétien convaincu, et si on résiste à le suivre, ce n'est pas sans une secrète inquiétude. Car qui peut estimer sa raison plus forte que celle dont Pascal fait le sacrifice à la foi?» Du reste, qu'il prie, qu'il raisonne ou qu'il constate un fait moral ou métaphysique, il n'enseigne pas, n'expose pas, ne sollicite ni la contradiction ni l'aveu de qui que ce soit. C'est lui qui parle et c'est à lui qu'il parle. De sorte que les Pensées ne sont pas un livre, mais une peinture de Pascal.

Une révolution s'est opérée depuis peu dans l'histoire littéraire. On ne demande plus guère aux écrivains ce qu'ils disent, mais ce qu'ils sont. On assiste à leur pensée comme à une féerie. Leurs ouvrages sont des salles de spectacle. On a tant vu passer d'idées à l'horizon qu'on n'en examine plus que l'attitude et la couleur. C'est la fin de l'autorité en matière pensante. L'extrême abondance a produit ce résultat. Il y a trop de livres :

Dans l'Olympe farouche et sinistre des livres

La cendre, qui du livre est l'austère rosée,
Leur arrive à travers les astres tamisée.

(VICTOR HUGO.)

Si les livres pullule t, les individualités ne sont pas communes. Ce sont elles qu'on admire. Elles sont comme des étoiles au firmament. L'homme s'admire en elles. Elles figu

« PrécédentContinuer »