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rent dans l'histoire les plus beaux échantillons de la race. Celle de Pascal est sans parallèle. C'est surtout ce qui subsiste de son œuvre et la rendra durable. Ses ouvrages ne sont pour ainsi dire qu'un monument élevé à sa mémoire. Il peut dire comme le psalmiste1: Singularis ego sum; il a une cime élevée; il n'est pas de ceux qui lèchent la terre: inimici Dei terram lingunt : les ennemis de Dieu lèchent la terre. Quand il professe que la grandeur des gens d'esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous les grands de chair, il parle de la sienne. « Les grands génies, dit-il, ont leur empire »; il a le sien et c'est un empire qu'une bataille net renverse pas comme celui de Darius. Quand il dit encore que la grandeur de la Sagesse est en Dieu, il parle encore de lui. Il a cette grandeur-là aussi : elle « est invisible aux charnels >> et même aux gens d'esprit. Tout le monde ne la voit pas. Quelques-uns de chaque génération la voient en lui. A la longue cela fait une gloire aussi répandue que les gloires vulgaires. Il l'aurait méprisée si on la lui avait annoncée. Que lui importe? Mais il en a conscience. « Tous les corps, écrit-il, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits, car il connaît tout cela et soi, et les corps rien. » Il le sait et n'en est pas fier. Il aspire à plus haut que cette grandeur, car il ajoute : «< Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. » Cela, c'est le Saint, qui est le Surnaturel, et c'est cette grandeur-là que Pascal possède. Sa misanthropie prétendue n'est que le culte du Saint. Il ne hait pas les méchants, il s'en tient à l'écart. Ils sont nombreux du reste : c'est pourquoi il ne demande rien aux hommes; il est sincère, fidèle ; il fait son devoir vis-à-vis d'eux et néanmoins s'en tient à distance. L'expérience lui a donné d'eux une mauvaise opinion. Il leur souhaite de guérir. Ce sont les sentiments qu'on

1. Psaume CXL, 10.

ne prête pas aux solitaires de l'Église primitive, mais qu'ils avaient en réalité. Il n'y a pas d'autre moyen d'expliquer leur résolution de vivre dans la retraite.

Pascal est bourru plutôt que misanthrope. Quoi qu'il en soit, sa misanthropie fait partie de son individualité.

Alexandre Vinet, recherchant les marques de l'individualité de Pascal1, entreprend d'opposer l'individualité à l'individualisme. La distinction est chimérique. L'individualisme est une individualité de bas aloi, égoïste, envieuse, petite, antisociale, soit, mais une espèce du genre dont l'individualité est le nom commun. Chacun a son individualité, mais chacun n'a pas de l'individualité; ceci est plus vrai. On a ses défauts et ses qualités personnels; on reçoit du dehors et on réagit contre le dehors. Il y a peu d'hommes qui soient tout à fait passifs. Chacun a donc son individualité. Avoir de l'individualité n'est pas la même chose; c'est en avoir à un point qui frappe le regard d'autrui. Même alors, l'individualité est fréquente. « L'individualité, dit fort bien Vinet, est la base de notre valeur propre; car pour que nous soyons quelque chose, il faut d'abord que nous soyons, ou, en d'autres termes, que nos qualités soient à nous. Dans ce sens, l'individualité est rare; et l'on n'exagère pas en disant que la plupart des hommes, au lieu d'habiter chez eux, vivent chez autrui et sont comme en loyer dans leurs opinions et dans leur morale, à plus ou moins long terme, mais cette différence n'est rien. L'intelligence et le développement de l'esprit ne sont pas des gages tout à fait assurés de l'individualité. Pascal ne la trouvait pas commune chez les écrivains : Certains auteurs, dit-il, parlant de leurs ouvrages, disent: mon livre, mon commentaire, mon histoire. Ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux de dire notre livre, notre com

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1. Études sur Pascal, 3e édition, p. 305. 1 vol. in-12. Paris, Sandoz.

Sans date.

2. Loc. cit.

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mentaire, notre histoire, vu que d'ordinaire il y a plus en cela du bien d'autrui que du leur. Quant à Pascal, il a pignon sur rue et rien n'empêche qu'il ne dise Mes Pensées. Sa voix n'est pas un écho, ou si c'est un écho, c'est celui de la conscience1. J'entends de la conscience intellectuelle aussi bien que de la conscience morale. Tout esprit a probablement des idées à soi2; mais tout esprit ne pénètre pas jusqu'à ses propres idées à travers ces couches successives formées des idées d'autrui ou de tout le monde, dont les nôtres sont toujours recouvertes à une certaine hauteur. Il s'agit donc d'arriver jusqu'à soi-même. La sonde de cette espèce de puits artésien n'est ni la logique ni l'analyse qui peuvent bien, en certains sujets, nous conduire jusqu'à la vérité, mais non pas jusqu'à nous-mêmes. Cette sonde, à laquelle je ne cherche pas à donner un nom, est quelque chose de plus natif et de moins compliqué. C'est un certain courage d'esprit, peutêtre de caractère, qui ne distingue pas toujours les plus habiles ni les plus savants, et qui, pour ne pas conduire immédiatement à la vérité, n'en est pas moins un des plus précieux instruments de cette recherche, parce que, avant de chercher et pour bien chercher, il faut d'abord avoir trouvé ce moi qui est l'agent de la recherche. Nous avons une grande obligation à ceux qui ont su démêler et reconnaître leur propre voix au milieu du mélange confus de tant de voix étrangères, où la nôtre se perd si facilement, jusqu'à nous devenir la plus étrangère de toutes. »

1. D'une conscience qui est la sienne. Tout le monde en a une faite à sa taille.

2. C'est peut-être ce que Pascal a voulu faire entendre lorsqu'il a dit : - A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux; c'est qu'avec de l'esprit on les oblige à l'être ou à se montrer ce qu'ils sont. Descartes avait déjà dit: - En la corruption de nos mœurs, il y a peu de gens qui veuillent dire tout ce qu'ils croient; mais c'est aussi à cause que plusieurs l'ignorent eux-mêmes, car l'action de la pensée par laquelle on croit une chose étant différente de celle par laquelle on connaît qu'on la croit, elles sont souvent l'une sans l'autre. - Discours de la méthode. » Note d'Alexandre Vinet.

Le soin de découvrir notre voix parmi les voix confuses qui se sont introduites dans la conscience, font corps avec elle et la contrefont, est, en effet, la marque essentielle de l'individualité, ou, si l'on veut, de l'originalité. Elle est plus commune qu'on ne pense. Il y en a des échantillons partout. On n'y fait pas attention parce qu'ils manquent de relief et ont l'air de plants sauvages dépourvus de saveur et de tonalité. Ils n'ont pas été cultivés. Le défaut de culture les conserve. L'Arabe errant dans le désert, le pâtre des montagnes, le paysan fixé comme un végétal sur le coin de terre qui l'a vu naître, sont originaux, ont une individualité. Ils n'ont ni l'occasion ni le pouvoir de la manifester. Elle vit en eux à l'état instinctif; l'intempérie du dehors a mis sur elle une croûte qui l'empêche de s'épanouir; mais elle n'a été altérée par aucun élément étranger. C'est le danger de la culture. Elle développe cette vie intérieure; mais elle y introduit des sucs de toute sorte qui, sous prétexte de la nourrir, et ils la nourrissent, en effet, lui font perdre sa sève native. Elle ressemble désormais à ces objets qui ont été manipulés quinze fois et ne sont plus que des produits artificiels.

L'éducation privée est à plusieurs égards un préservatif, bien qu'un préservatif incomplet. Elle permet d'échapper au moule dans lequel on broie les âmes soumises à l'éducation publique. Le permet-elle réellement? Pas d'une manière absolue. Les produits étrangers lui arrivent par la conversation, par les livres, par les mœurs que la Société impose à tous ses membres, quelque précaution qu'ils prennent en vue d'échapper à son action. Pascal reçut l'éducation privée; il fut élevé par son père. Il eut plus d'une contrainte à subir néanmoins. Le côté mathématique de son éducation est également à consulter. Il lui forma la Raison et l'imagination. Les mathématiques donnent autant d'essor à l'imagination que leur rigueur donne de précision à la pensée. La spéculation morale lui fut interdite. L'incident ne fit qu'en aiguiser en lui le goût. Il se jeta plus tard dessus comme un homme qui

en a faim et soif et il appréciera très haut ce genre d'étude. « La Science des choses extérieures, écrit-il, ne me consolera pas de l'ignorance de la Morale aux temps d'affliction; mais. la Science des mœurs me consolera toujours de l'ignorance des Sciences extérieures. >>

Vinet, qui a scruté le caractère de Pascal, est persuadé que les mathématiques qui ont été toute la préoccupation de la jeunesse de Pascal ont préservé son individualité. Elles ne la lui ont pas donnée. Est-ce que l'École polytechnique en fournit une à ceux qui n'en ont pas ? Les causes de l'individualité de Pascal sont inconnues. Ce fut la nature qui la lui octroya. Tout ce qu'on peut ajouter est qu'elle ne lui fut ravie. par aucune circonstance extérieure. S'il y en avait une qui avait pu lui servir, ç'auraient été les livres de Saint-Cyran et l'étude du Christianisme. Il s'en défend : « On a beau dire, il faut avouer que la Religion chrétienne a quelque chose d'étonnant! C'est parce que vous y êtes né, dira-t-on. Tant s'en faut; je me roidis contre par cette raison-là même, de peur que cette prévention-là ne me suborne1. » Il n'y a pas de danger qu'elle le suborne, mais elle le détache des choses reçues, de ce qu'on admet sans examen, du banal courant. Le Christianisme est par lui-même une originalité. Il n'y a jamais eu qu'une poignée de Chrétiens, selon SaintCyran. On est original par cela même qu'on est chrétien, hors des appétits communs, des passions vulgaires, de ce qui subjugue la plupart des hommes, ne le fût-on que par la pensée. De plus, le Christianisme émancipe. L'expression de liberté chrétienne, familière aux hommes des temps apostoliques, n'est pas un vain mot. Elle délie des mœurs « de la chair ». Il y a d'autres sources extérieures de l'individualité de Pascal. La première, sans contredit, est cette doctrine de la Grâce, en vertu de laquelle il n'y a point de lois dans la nature, mais un arbitraire pur, en d'autres termes,

1. Pensées, t. II, p. 357 de l'édition Faugère.

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