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devait écrire bientôt dans son Discours sur les passions de l'amour qu'une grande vie à rêver est celle qui commence par l'amour et finit par l'ambition. Et puis la concupiscence de la chair est ailleurs encore : elle est dans le goût du bien-être, la poursuite des richesses. Pascal le verra bien, puisqu'il se fera pauvre sans être obligé de l'être. Mais il y a les deux autres concupiscences : libido sciendi, libido excellendi. De celles-là il est le serviteur; il est curieux de science, avide, sinon de la grandeur d'établissement, comme il appellera celle des gens qui ont un rang ou du pouvoir, au moins de la grandeur naturelle, qui est proprement la sienne et par laquelle il domine la postérité. N'est-ce pas à lui que s'adresse Jansénius, traduit par M. d'Andilly, quand, après avoir dit que ceux à qui Dieu fait la grâce de vaincre la concupiscence de la chair seront attaqués par une autre « d'autant plus trompeuse qu'elle paroît plus honnête»? Il en est dévoré. C'est parce qu'elle lui paraît honnête qu'il ne s'en défie pas. « C'est, dit Jansénius, cette curiosité toujours inquiète, qui a été appelée de ce nom à cause du vain désir qu'elle a de savoir, et que l'on a pallié du nom de science. Elle a mis le siège de son empire dans l'esprit, et c'est là qu'ayant ramassé un grand nombre de différentes images, elle le trouble par mille sortes d'illusions.... Que si vous voulez reconnoître la différence qu'il y a entre les mouvements de la volupté et ceux de cette passion, vous n'avez qu'à remarquer que la volupté charnelle n'a pour but que les choses agréables, au lieu que la curiosité se porte vers celles même qui ne le sont pas, se plaisant à tenter, à éprouver, à connoître tout ce qu'elle ignore. Le monde est d'autant plus corrompu par cette maladie de l'âme, qu'elle se glisse sous le voile de la santé, c'est-à-dire de la science. C'est de ce principe que vient le désir de se repaître les yeux de cette grande diversité de spectacles. De là sont venus le cirque et l'amphithéâtre et toute la vanité des tragédies et des comédies. De là est venue la recherche des secrets de

la nature qui ne nous regardent point, qu'il est inutile de connoître et que les hommes ne veulent savoir que pour les savoir seulement. » Ces secrets de la nature qui ne nous regardent point, qu'il est inutile de connaître, qui ne sont propres qu'à satisfaire notre vanité, ce sont la géométrie, la pesanteur de l'air, la machine arithmétique, les divers objets des travaux de Pascal. Il est aussi important, selon Jansénius, de regarder un lièvre courir, une araignée prendre des mouches dans sa toile. Quand on revient à soi, combien on doit trouver étrange «cette multitude d'images et de fantômes dont la vanité a rempli notre esprit et notre cœur, nous attaque et nous porte en bas! Au lieu de regarder au dehors, que l'homme regarde en lui-même; il y trouvera un ample sujet d'étonnement et de quoi défrayer son activité s'il en a. Les pointes de Jansénius restèrent fichées dans le cœur de Pascal, et il l'avoue avec humilité lorsqu'il écrit dans les Pensées « Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas propres, et que je m'égarois plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant. »

L'effet sur Pascal de la lecture de Jansénius et de SaintCyran fut immédiat. Il renonça à la volupté de savoir- libido sciendi-ne songea plus à courir après la volupté de la gloire libido excellendi. C'est à ce moment que sa sœur Jacqueline écrit à Mme Périer qu'il n'est plus mathématicien. Malheureusement, un côté de son caractère, qui n'est pas le plus intéressant, ne tarde pas à se manifester. Il se range à une dévotion scrupuleuse. Il n'y a rien à objecter à cela; mais il exige que dans son entourage on fasse comme lui. Jacqueline obéit, son père obéit. Il n'a pas sous la main Mme Périer, qui vit à Lyon avec son mari et ses enfants. Il lui envoie des sermons par l'entremise de Jacqueline. Il prend les allures d'un directeur spirituel. « Mon père même, dit Mine Périer, n'ayant pas de honte de se rendre aux enseignements de son fils, embrassa pour lors une manière

de vie plus exacte par la pratique continuelle des vertus jusqu'à sa mort, qui a été tout à fait chrétienne; et ma sœur, qui avoit des talents d'esprit tout extraordinaires, et qui étoit dès son enfance dans une réputation où peu de filles parviennent, fut tellement touchée des discours de mon frère, qu'elle se résolut de renoncer à tous les avantages qu'elle avoit tant aimés jusqu'alors, pour se consacrer à Dieu tout entière, comme elle a fait depuis (1652), dans une maison très sainte et très austère. »

Son zèle de fraîche date le rend intolérant. Un moine du nom de Jacques Forton, en religion frère Saint-Ange, enseignait à Rouen une doctrine peu conforme à celle de l'Église. Les auditeurs étaient nombreux. Deux amis de Pascal le pressèrent d'aller entendre frère Saint-Ange. Il y fut. Le moine prêchait que le corps de Jésus-Christ n'avait pas été formé du sang de la sainte Vierge. C'était une vieille hérésie condamnée par les Conciles que frère Saint-Ange avait sans doute rajeunie en lui donnant une forme inaccoutumée. Pascal fut scandalisé, eut un entretien avec le moine, qui était entêté. Pascal crut devoir avertir M. de Belley, le célèbre Camus, disciple de saint François de Sales, qui s'était démis de son évêché, et remplissait alors dans la métropole normande les fonctions épiscopales en l'absence de l'archevêque, M. de Harlay. M. de Belley fit venir le moine qui lui fit une profession de foi équivoque. M. de Belley estima qu'il ne valait pas la peine de sévir et renvoya l'accusé avec une semonce. Pascal insiste, va trouver l'archevêque à Gaillon et parvient à l'intéresser. M. de Harlay écrit à son conseil qui évoque l'affaire et cite frère Saint-Ange à comparaître devant lui. Frere Saint-Ange dut se rétracter. L'incident « se termina doucement », dit Mme Périer 1. Il est certain que Pascal n'avait pas eu l'intention de nuire au frère Saint-Ange, mais il n'avait pas charge d'âmes. Il est impérieux et passionné.

1. Consulter à ce sujet quelques détails fournis par Victor Cousin dans la Bibliothèque de l'École des Chartes (novembre 1842).

L'ascendant qu'il exerce autour de lui, il l'impose à ses amis de Port-Royal, à quiconque l'approchera, à cette pauvre Mile de Roannez que l'obstacle du rang l'empêchera d'épouser, qu'il déterminera néanmoins à n'en pas épouser un autre, à son frère le duc de Roannez, dont il disposera de la personne et de la fortune. Si le duc de Luynes est vraiment l'interlocuteur de Pascal dans les Trois discours sur la condition des Grands, on se fera, par le ton qui règne dans cet écrit, une idée de la confiance qu'il a en lui-même. Il parle du haut d'un nuage.

Cependant l'étude de la théologie substituée à celle des sciences n'avait pas amélioré sa santé. Les potences qui l'aident à marcher et les chaussons trempés d'eau-de-vie du récit de Marguerite Périer montrent jusqu'où il en était réduit. Les médecins jugèrent qu'un excellent moyen de guérison serait de renoncer à la contention d'esprit dans laquelle il vivait. Quelque distraction était nécessaire afin qu'il ne s'ennuyât pas dans l'oisiveté. Il était sujet à l'ennui. On lui conseilla d'aller dans le monde. Il eut de la peine à se rendre à ce conseil. Le monde lui souriait peu avant de l'avoir vu et devait lui sourire beaucoup moins quand il l'aurait vu. Mais il se résigna. « Il s'imagina, dit Mme Périer, que des divertissements honnêtes ne pourroient lui nuire. » Son entrée dans le monde (1647-1648) par ordonnance de médecin était plus dangereuse qu'il n'aurait cru. Mme Périer l'avoue implicitement. Il y a dans son récit une lacune de six à sept années, qui sont précisément celles qu'on aimerait le mieux à connaître de la vie de Pascal. Il ne faisait rien à demi il fut mondain avec acharnement. On n'a pas le détail de sa conduite à cette époque. Pourtant les Mémoires de Marguerite Périer, sa nièce, à travers une discrétion regrettable, laissent entrevoir qu'il y fit autre chose que se distraire. Dans le commencement, écrit-elle, cela étoit modéré, mais insensiblement, le goût en revint; il se mit dans le monde, sans vice néanmoins ni déréglement, mais dans

l'inutilité, le plaisir et l'amusement. Mon grand-père (Étienne Pascal) mourut (septembre 1651); il continua de se mettre dans le monde, avec même plus de facilité, étant maître de son bien, et alors après s'y être un peu enfoncé, il prit la résolution de suivre le train commun du monde, c'està-dire de prendre une charge et de se marier. >> On voudrait en savoir davantage. Pascal avait accompagné son père en Auvergne au mois de mai 1649; il y était resté jusqu'au mois de novembre 1650. La vie en dehors, les salons, la conversation, les plaisirs que procure naturellement la jouissance d'un esprit comme le sien, lui avaient rendu ses forces physiques. C'est à son séjour en Auvergne que se rapporte un passage des Mémoires de Fléchier. L'ami des Précieuses note, non sans un grain de malice, que Pascal était empressé autour d'une précieuse du cru, qu'on appelait la Sapho du pays, mais dont Fléchier n'indique pas le nom : « Cette demoiselle, dit Fléchier, étoit aimée par tout ce qu'il y avoit de beaux esprits.... M. Pascal, qui s'est depuis acquis tant de réputation, et un autre savant étoient continuellement auprès de cette belle savante. » Sa liaison avec le duc de Roannez était antérieure à ce qu'on peut supposer, au voyage en Auvergne.

Le duc de Roannez, gouverneur du Poitou, était un grand seigneur de la plus haute naissance. Fils du marquis de Boisy1, petit-fils d'un duc de Roannez qui avait fait quelque figure sous le règne de Louis XIII, il avait pour mère une fille de M. Hennequin, président de chambre au Parlement de Paris. Sa grand'mère était sœur du comte d'Harcourt. L'amitié du duc de Roannez est un des principaux épisodes de la vie de Pascal. Avant de participer à l'édition des Pensées, le duc de Roannez, le compagnon ordinaire de la jeunesse mondaine de l'auteur, son ami, lui devait sa conversion aux doctrines de Port-Royal. Il avait été, du reste, assez

1. Marguerite Périer: Recueil manuscrit du P. Guerrier, p. 336.

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