trée d'une maison opulente étoit une porte ouverte à la fortune; je ne voulois pas, dans ma situation, risquer de me la fermer. Madame Dupin, tout aimable qu'elle étoit, étoit sérieuse et froide; je ne trouvois rien dans ses manières d'assez agaçant pour m'enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu'aucune autre dans Paris, rassembloit des sociétés auxquelles il ne manquoit que d'être un peu moins nombreuses pour être d'élite dans tous les genres. Elle aimoit à voir tous les gens qui jetoient de l'éclat : les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyoit chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons-bleus. Madame la princesse de Rohan, madame la comtesse de Forcalquier, madame de Mirepoix, madame de Brignolé, milady Hervey, pouvoient passer pour ses amies. M. de Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, l'abbé Sallier, M. de Fourmont, M. de Bernis, M. de Buffon, M. de Voltaire, étoient de son cercle et de ses diners. Si son maintien réservé n'attiroit pas beaucoup les jeunes gens, sa société, d'autant mieux composée, n'en étoit que plus imposante; et le pauvre Jean-Jacques n'avoit pas de quoi se flatter de briller beaucoup au milieu de tout cela. Je n'osai donc parler; mais, ne pouvant plus me taire, j'osai écrire. Elle garda deux jours ma lettre sans m'en parler. Le troisième jour elle me la rendit, m'adressant verbalement quelques mots d'exhortation d'un ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes lèvres : ma subite passion s'éteignit avec l'espérance; et après une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle comme auparavant, sans plus lui parler de rien, même des yeux. Je crus ma sottise oubliée je me trompai. M. de Francueil, fils de M. Dupin et beau-fils de madame, étoit à peu près de son âge et du mien. Il avoit de l'esprit, de la figure; il pouvoit avoir des prétentions; on disoit qu'il en avoit auprès d'elle, uniquement peut-être parce qu'elle lui avoit donné une femme bien laide, bien douce, et qu'elle vivoit parfaitement bien avec tous les deux. M. de Francueil aimoit et cultivoit les talens. La musique, qu'il savoit fort bien, fut entre nous un moyen de liaison. Je le vis beaucoup; je m'attachois à lui : tout d'un coup il me fit entendre que madame Dupin trouvoit mes visites trop fréquentes, et me prioit de les discontinuer. Ce compliment auroit pu être à sa place quand elle me rendit ma lettre; mais huit ou dix jours après, et sans aucune autre cause, il venoit, ce me semble, hors de propos. Cela faisoit une position d'au tant plus bizarre, que je n'en étois pas moins bien venu qu'auparavant chez monsieur et madame de Francueil. J'y allai cependant plus rarement; et j'aurois cessé d'y aller tout-à-fait, si, par un autre caprice imprévu, madame Dupin ne m'avoit fait prier de veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui, changeant de gouverneur, restoit seul durant cet intervalle. Je passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir d'obéir à madame Dupin pouvoit seul me rendre souffrable; car le pauvre Chenonceaux avoit dès lors cette mauvaise tête qui a failli déshonorer sa famille, et qui l'a fait mourir dans l'île de Bourbon. Pendant que je fus auprès de lui, je l'empêchai de faire du mal à lui-même ou à d'autres, et voilà tout encore ne fut-ce pas une médiocre peine, et je ne m'en serois pas chargé huit autres jours de plus quand madame Dupin se seroit donnée à moi pour récompense. M. de Francueil me prenoit en amitié, je travaillois avec lui : nous commençâmes ensemble un cours de chimie chez Rouelle. Pour me rapprocher de lui, je quittai mon hôtel Saint-Quentin, et vins me loger au jeu de paume de la rue Verdelet, qui donne dans la rue Plâtrière, où logeoit M. Dupin. Là, par la suite d'un rhume négligé, je gagnai une fluxion de poitrine donɩ je faillis mourir. J'ai eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies inflammatoires, des pleurésies, et surtout des esquinancies auxquelles j'étois très-sujet, dont je ne tiens pas ici le registre, et qui toutes m'ont fait voir la mort d'assez près pour me familiariser avec son image. Durant ma convalescence j'eus le temps de réfléchir sur mon état, et de déplorer ma timidité, ma foiblesse, et mon indolence qui, malgré le feu dont je me sentois embrasé, me laissoit languir dans l'oisiveté d'esprit toujours à la porte de la misère. La veiile du jour où j'étois tombé malade, j'étois allé à un opéra de Royer, qu'on donnoit alors, et dont j'ai oublié le titre Malgré ma prévention pour les talens des autres, qui m'a toujours fait défier des miens. je ne pouvois m'empêcher de trouver cette mu- | créon, devoit respirer la gaîté du dithyrambe. sique foible, sans chaleur, sans invention. J'o- Je m'essayai d'abord sur le premier acte, et je Bois quelquefois me dire: Il me semble que je m'y livrai avec une ardeur qui, pour la preferois mieux que cela. Mais la terrible idée que mière fois, me fit goûter les délices de la verve j'avois de la composition d'un opéra, et l'im- dans la composition. Un soir, près d'entrer à portance que j'entendois donner par les gens l'Opéra, me sentant tourmenté, maîtrisé par de l'art à cette entreprise, m'en rebutoient à mes idées, je remets mon argent dans ma pol'instant même, et me faisoient rougir d'oser che, je cours m'enfermer chez moi, je me mets y penser. D'ailleurs où trouver quelqu'un qui au lit, après avoir bien fermé mes rideaux Foulût me fournir des paroles et prendre la pour empêcher le jour d'y pénétrer; et là, me peine de les tourner à mon gré? Ces idées de livrant à tout l'ostre poétique et musical, je musique et d'opéra me revinrent durant ma composai rapidement en sept ou huit heures la maladie, et dans le transport de ma fièvre, je meilleure partie de mon acte. Je puis dire que composois des chants (a), des duo, des choeurs. mes amours pour la princesse de Ferrare (car Je suis certain d'avoir fait deux ou trois mor- j'étois le Tasse pour lors) et mes nobles et fiers ceaux di prima intenzione dignes peut être de sentimens vis-à-vis de son injuste frère me donl'admiration des maîtres s'ils avoient pu les en- nèrent une nuit cent fois plus délicieuse que je tendre exécuter. O si l'on pouvoit tenir regis- ne l'aurois trouvée dans les bras de la princesse tre des rêves d'un fievreux, quelles grandes et elle-même (a). Il ne resta le matin dans ma tète sublimes choses on verroit sortir quelquefois qu'une bien petite partie de ce que j'avois fait; de son délire! mais ce peu, presque effacé par la lassitude et le sommeil, ne laissoit pas de marquer encore l'énergie des morceaux dont il offroit les debris. Ces sujets de musique et d'opéra m'occupè rent encore pendant ma convalescence, mais plus tranquillement. A force d'y penser, et même malgré moi, je voulus en avoir le cœur net, et tenter de faire à moi seul un opéra, paroles et musique. Ce n'étoit pas tout-à-fait mon coup d'essai. J'avois fait à Chambéri un opératragédie, intitulé Iphis et Anaxarète, que j'avois eu le bon sens de jeter au feu. J'en avois fait à Lyon un autre, intitulé la Découverte du Nouveau Monde, dont, après l'avoir lu à M. Bordes, à l'abbé de Mably, à l'abbé Trublet et à d'autres, j'avois fini par faire le même usage, quoique j'eusse déjà fait la musique du prologue et du premier acte, et que David m'eût dit, en voyant cette musique, qu'il y avoit des morceaux dignes du Buononcini. Cette fois, avant de mettre la main à l'œuvre, Je me donnai le temps de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque trois sujets différens en trois actes détachés, chacun dans un différent caractère de musique; et, prenant pour chaque sujet les amours d'un poète, j'intitulai cet opéra les Muses galantes. Mon premier acte, en genre de musique forte, étoit le Tasse; le second, en genre de musique tendre étoit Ovide; et le troisième, intitulé Ana VAB........ je composois des vers, des charts Pour cette fois je ne poussai pas fort loin ce travail, en ayant été détourné par d'autres affaires. Tandis que je m'attachois à la maison Dupin, madame de Beuzenyal et madame de Broglie, que je continuai de voir quelquefois, ne m'avoient pas oublié. M. le comte de Montaigu, capitaine aux gardes, venoit d'ètre nommé ambassadeur à Venise. C'étoit un ambassadeur de la façon de Barjac (*), auquel il faisoit assidûment sa cour. Son frère, le chevalier de Montaigu, gentilhomme de la manche de monseigneur le Dauphin, étoit de la conneissance de ces deux dames et de celle de l'abbé Alary, de l'Académie Françoise, que je voyois aussi quelquefois. Madame de Broglie, sachant que l'ambassadeur cherchoit un secrétaire, me proposa. Nous entrâmes en pourparler. Je demandois cinquante louis d'appointement, ce qui étoit bien peu dans une place où l'on est obligé de figurer. Il ne vouloit me donner que cent pistoles, et que je fisse le voyage à mes frais. La proposition étoit ridicule. Nous ne pûmes nous accorder. M. de Francueil, qui faisoit (a) VAR. .... dans les bras de la première beauté de l'uni vers. (*) Valet de chambre du cardinal de Fleury. Voyez les Mémoires du maréchal de Richelieu. G. P. ses efforts pour me retenir, l'emporta. Je restai, et M. de Montaigu partit, emmenant un autre secrétaire appelé M. Follau, qu'on lui avoit donné au bureau des affaires étrangères. A peine furent-ils arrivés à Venise qu'ils se brouillèrent. Follau, voyant qu'il avoit affaire à un fou, le planta là; et M. de Montaigu, n'ayant qu'un jeune abbé appelé M. de Binis, qui écrivoit sous le secrétaire et n'étoit pas en état d'en remplir la place, eut recours à moi. Le chevalier son frère, homme d'esprit, me tourna si bien, me faisant entendre qu'il y avoit des droits attachés à la place de secrétaire, qu'il me fit accepter les mille francs. J'eus vingt louis pour mon voyage, et je partis. Tout cela ne me fit pas repentir d'avoir choisi le lazaret plutôt que la felouque; et, comme un nouveau Robinson, je ne mis à m'arranger pour mes vingt-un jours comme j'aurois fait pour toute ma vie. J'eus d'abord l'amusement d'aller à la chasse aux poux que j'avois gagnés dans la felouque. Quand, à force de changer de linge et de hardes, je me fus enfin rendu net, je procédai à l'ameublement de la chambre que je m'étois choisie. Je me fis un bon matelas de mes vestes et de mes chemises, des draps, de plusieurs serviettes que je cousus (a), une couverture de ma robe de chambre, un oreiller de mon manteau roulé. Je me fis un siége d'une malle posée à plat, et (1743-1744.) A Lyon j'aurois bien voulu une table de l'autre posée de champ. Je tirai prendre la route du Mont-Cénis pour voir en du papier, une écritoire; j'arrangeai en ma passant ma pauvre maman; mais je descendis nière de bibliothèque une douzaine de livres le Rhône et fus m'embarquer à Toulon, tant à que j'avois. Bref, je m'accommodai si bien. cause de la guerre et par raison d'économie, qu'à l'exception des rideaux et des fenêtres que pour prendre un passeport de M. de Mi-j'étois presque aussi commodément à ce lazaret repoix, qui commandoit alors en Provence, et absolument nu qu'à mon jeu de paume de la à qui j'étois adressé. M. de Montaigu, ne pou-rue Verdelet. Mes repas étoient servis avec vant se passer de moi, m'écrivoit lettres sur lettres pour presser mon voyage. Un incident le retarda. beaucoup de pompe; deux grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, les escortoient l'escalier étoit ma salle à manger, le palier me servoit de table, la marche inférieure me servoit de siége; et quand mon dîner étoit servi, l'on sonnoit en se retirant une clochette pour m'avertir de me mettre à table. Entre mes re pas, quand je ne lisois ni n'écrivois, ou que je ne travaillois pas à mon ameublement, j'allois me promener dans le cimetière des protestans, qui me servoit de cour, ou je montois dans une lanterne qui donnoit sur le port et d'où je pouvois voir entrer et sortir les navires. Je passai de la sorte quatorze jours; et j'y aurois passé la vingtaine entière sans m'ennuyer un moment, si M. de Jonville, envoyé de France, à qui je fis parvenir une lettre vinaigrée, parfumée et demi-brûlée, n'eût fait abréger mon temps de huit jours: je les allai passer chez lui, et je me trouvai mieux, je l'avoue, du gîte de sa maison que de celui du lazaret. Il me fit force caresses. Dupont, son se C'étoit le temps de la peste de Messine. La flotte angloise y avoit mouillé, et visita la felouque sur laquelle j'étois. Cela nous assujettit en arrivant à Gênes, après une longue et pénible traversée, à une quarantaine de vingt-un jours. On donna le choix aux passagers de la faire à bord ou au lazaret, dans lequel on nous prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, parce qu'on n'avoit pas encore eu le temps de le meubler. Tous choisirent la felouque. L'insupportable chaleur, l'espace étroit, l'impossibilité d'y marcher, la vermine, me firent préférer le lazaret, à tout risque. Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux étages absolument nu, où je ne trouvai ni fenêtre, ni table, ni lit, ni chaise, pas même un escabeau pour m'asseoir, ni une botte de paille pour me coucher. On m'apporta mon manteau, mon sac de nuit, mes deux malles; on ferma sur moi de grosses portes à grosses serrures, et je res-crétaire, étoit un bon garçon, qui me mena, tai là, maître de me promener à mon aise de tant à Gênes qu'à la campagne, dans plusieurs chambre en chambre et d'étage en étage, trou- maisons où l'on s'amusoit assez; et je liai avec vant partout la même solitude et la même nudité. (a) VAR. que je cousis. |