dont je raffolois comme un autre Pygmalion (a). Tous les soirs au coin de mon feu, je lisois et relisois ces deux parties aux gouverneuses. La fille, sans rien dire, sanglotoit avec moi d'attendrissement; la mère qui, ne trouvant point tranquille, et se contentoit, dans les momens de silence, de me répéter toujours: Monsieur, cela est bien beau. excité par l'Encyclopédie, loin de se calmer, étoit alors dans sa plus grande force. Les deux partis déchaînés l'un contre l'autre avec la dernière fureur, ressembloient plutôt à des loups enragés, acharnés à s'entre-déchirer, qu'à des chrétiens et des philosophes qui veulent réci-là de complimens, n'y comprenoit rien, restoit proquement s'éclairer, se convaincre, et se · ramener dans la voie de la vérité. Il ne man› quoit peut-être à l'un et à l'autre que des chefs remuans qui eussent du crédit, pour dégénérer en guerre civile ; et Dieu sait ce qu'eût produit une guerre civile de religion, où l'intolérance la plus cruelle étoit au fond la même des deux côtés. Ennemi né de tout esprit de parti, j'avois dit franchement aux uns et aux autres des vérités dures qu'ils n'avoient pas écoutées. Je m'avisai d'un autre expédient, qui, dans ma simplicité, me parut admirable: c'étoit d'a- | doucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjugés, et de montrer à chaque parti | le mérite et la vertu dans l'autre, dignes de l'estime publique et du respect de tous les mor tels (*). Ce projet peu sensé, qui supposoit de la bonne foi dans les hommes, et par lequel je tombois dans le défaut que je reprochois à l'abbé de Saint-Pierre, eut le succès qu'il devoit avoir; il ne rapprocha point les partis, et ne les réunit que pour m'accabler. En attendant que l'expérience m'eût fait sentir ma folie, je m'y livrai, j'ose le dire, avec un zèle digne du motif qui me l'inspiroit, et je dessinai les deux caractères de Wolmar et de Julie, dans un ravissement qui me faisoit espérer de les rendre aimables tous les deux, et, qui plus est, l'un par l'autre. Content d'avoir grossièrement esquissé mon plan, je revins aux situations de détail que j'avois tracées; et de l'arrangement que je leur donnai, résultèrent les deux premières parties de la Julie, que je fis et mis au net durant cet hiver avec un plaisir inexprimable, employant pour cela le plus beau papier doré, de la poudre d'azur et d'argent pour sécher l'écriture, de la nompareille bleue pour coudre mes caers; enfin ne trouvant rien d'assez galant, rien d'assez mignon pour les charmantes filles (*) Il développe cette idée, et fait plus particulièrement connoftre la rai bul de son livre dans une lettre à M. Vernes, du 24 juin 4781 Voyez la Correspondance. G. P. Madame d'Épinay, inquiète de me savoir seul en hiver au milieu des bois, dans une maison isolée, envoyoit très-souvent savoir de mes nouvelles. Jamais je n'eus de si vrais témoignages de son amitié pour moi, et jamais la mienne n'y répondit plus vivement. J'aurois tort de ne pas spécifier parmi ces témoignages qu'elle m'envoya son portrait, et qu'elle me demanda des instructions pour avoir le mien, peint par La Tour, et qui avoit été exposé au salon. Je ne dois pas non plus omettre une autre de ses attentions, qui paroîtra risible, mais qui fait trait à l'histoire de mon caractère, par l'impression qu'elle fit sur moi. Un jour qu'il geloit très-fort, en ouvrant un paquet qu'elle m'envoyoit de plusieurs commissions dont elle s'étoit chargée, j'y trouvai un petit jupon de dessous, de flanelle d'Angleterre, qu'elle me marquoit avoir porté, et dont elle vouloit que je me fisse un gilet. Le tour de son billet étoit charmant, plein de caresse et de naïveté. Ce soin, plus qu'amical, me parut si tendre, comme si elle se fût dépouillée pour me vêtir, que, dans mon émotion, je baisai, vingt fois, en pleurant, le billet et le jupon. Thérèse me croyoit devenu fou. Il est singulier que, de toutes les marques d'amitié que madame d'Épinay m'a prodiguées, aucune ne m'a jamais touché comme celle-là; et que, même depuis notre rupture, je n'y ai jamais repensé sans attendrissement. J'ai long-temps conservé son petit billet; et je l'aurois encore, s'il n'eût eu le sort de mes autres lettres du même temps (*). (a) VAR....... je raffolois malgré ma barbe déjà gris on nante. (*) Voici ce billet tel qu'il est rapporté dans les Mémoires de madame d'Épinay (tom. II, p. 347): « J'envoic, mon hermite, de petites provisions à mesdaries Le » Vasseur; et comme c'est un commissionnaire nouveau dont je >> me sers, voici le détail de ce dont il est chargé un petit » baril de sel, un rideau pour la chambre de madame Le Vasseur Quoique mes rétentions me laissassent alors peu de relâche en hiver, et qu'une partie de celui-ci, je fusse réduit à l'usage des sondes, ce fut pourtant, à tout prendre, la saison que depuis ma demeure en France j'ai passée avec le plus de douceur et de tranquillité. Durant quatre ou cinq mois que le mauvais temps me tint davantage à l'abri des survenans, je savourai plus que je n'ai fait avant et depuis cette vie indépendante, égale et simple, dont la jouissance ne faisoit pour moi qu'augmenter le prix, sans autre compagnie que celle des deux gouverneuses en réalité, et celle des deux cousines en idée. C'est alors surtout que je me félicitois chaque jour davantage du parti que j'avois eu le bon sens de prendre, sans égard aux clameurs de mes amis, fàchés de me voir affranchi de leur tyrannie; et quand j'appris l'attentat d'un forcené (a), quand Deleyre et madame d'Épinay me parloient dans leurs lettres du trouble et de l'agitation qui régnoient dans Paris, combien je remerciai le ciel de m'avoir éloigné de ces spectacles d'horreurs et de crimes qui n'eussent fait que nourrir, qu'aigrir l'humeur bilieuse que l'aspect des désordres publics m'avoit donnée; tandis que, ne voyant plus autour de ma retraite que des objets rians et doux, mon cœur ne se livroit qu'à des sentimens aimables. Je note ici avec complaisance le cours des derniers momens paisibles qui m'ont été laissés. Le printemps qui suivit cet hiver si calme vit éclore le germe des malheurs qui me restent à décrire, et dans le tissu desquels on ne verra plus d'intervalle semblable où j'aie eu le loisir de respirer. Je crois pourtant me rappeler que durant cet intervalle de paix, et jusqu'au fond de ma solitude, je ne restai pas tout-à-fait tranquille de la part des Holbachiens. Diderot me suscita quelque tracasserie, et je suis fort trompé si ce » et un cotillon tout neuf à moi (que je n'ai pas porté, au moins), » d'ane flanelle de soie très-propre à lui en faire un, ou à vous» même un bon gilet. Bonjour, le roi des ours: un peu de vos » nouvelles.» Ce billet sans donte ne mérite pas tout l'éloge que Rousseau en fail; mais, outre qu'il n'en parle ici que par souvenir, cet éloge meme prouve que quand il pouvoit supposer à ses amis des intenLions vraiment aimables, leurs bienfaits comme leurs lettres preDu ni à ses yeux les couleurs analogues à cette heureuse disposation. G. P. (a) VAR..... l'attentat exècrable d'un forcené... La tentative d'assassinat faite sur Louis xvar Pamiens. le 4 janvier 1757. G. P. n'est durant cet hiver que parut le Fils naturels dont j'aurai bientôt à parler. Outre que par des causes qu'on saura dans la suite, il m'est resté peu de monumens sûrs de cette époque, ceux même qu'on m'a laissés sont très-peu précis quant aux dates. Diderot ne datoit jamais ses lettres. Madame dÉpinay, madame d'Houdetot, ne datoient guère les leurs que du jour de la semaine, et Deleyre faisoit comme elles le plus souvent. Quand j'ai voulu ranger ces lettres dans leur ordre, il a fallu suppléer, en tâtonnant, des dates incertaines, sur lesquelles je ne puis compter. Ainsi, ne pouvant fixer avec certitude le commencement de ces brouilleries, j'aime mieux rapporter ci-après, dans un seul article, tout ce que je m'en puis rappeler. Le retour du printemps avoit redoublé mon tendre délire, et dans mes érotiques transports, j'avois composé pour les dernières parties de la Julie plusieurs lettres qui se sentent du ravissement dans lequel je les écrivis. Je puis citer, entre autres, celle de l'Elysée, et de la promenade sur le lac, qui, si je m'en souviens bien, sont à la fin de la quatrième partie. Quiconque, en lisant ces deux lettres, ne sent pas amollir et fondre son cœur dans l'attendrissement qui me les dicta, doit fermer le livre : il n'est pas fait pour juger des choses de sentiment. Précisément dans le même temps, j'eus de madame d'Houdetot une seconde visite imprévue. En l'absence de son mari qui étoit capitaine de gendarmerie, et de son amant qui servoit aussi, elle étoit venue à Eaubonne, au milieu de la vallée de Montmorency, où elle avoit loué une assez jolie maison. Ce fut de là qu'elle vint faire à l'Hermitage une nouvelle excursion. A ce voyage, elle étoit à cheval et en homme. Quoique je n'aime guère ces sortes de mascarades, je fus pris à l'air romanesque de celle-là, et pour cette fois, ce fut de l'amour. Comme il fut le premier et l'unique en toute ma vie (*), et que ses suites le rendront (*) Une assertion si positive, et que confirment encore les regrets qu'il a exprimés de n'avoir pas, du moins une seule fois, brûlé d'amour pour un objet déterminé, ne se concilie point avec ce qu'il nous apprend, au Livre vi, de l'amour qu'il conçut à Lyon pour mademoiselle Serre, et qui lui dicta pour elle la lettre si passionnée qu'on trouvera dans sa Correspondance, à la date de 17&t.. Il en résulte qu'à l'époque où Rousseau écrivoit ceci, cet amour, bientôt surmonté, n'avoit laissé aucune trace dans son cœur ex dans sa mémoire. G. Pa à jamais mémorable et terrible à mon souvenir, | ce qui prouve sans réplique la pureté et la sın. qu'il me soit permis d'entrer dans quelque détail sur cet article. : Madame la comtesse d'Houdetot approchoit de la trentaine, et n'étoit point belle; son visage étoit marqué de petite-vérole; sont teint manquoit de finesse; elle avoit la vue basse et les yeux un peu ronds: mais elle avoit l'air jeune avec tout cela; et sa physionomie, à la fois vive et douce, étoit caressante (*); elle avoit une forêt de grands cheveux noirs, naturelle meut bouclés, qui lui tomboient au jarret sa taille étoit mignonne, et elle mettoit dans tous ses nouvemens de la gaucherie et de la grâce tout à la fois. Elle avoit l'esprit très-naturel et trèsagréable; la gaîté, l'étourderie et la naïveté s'y marioient heureusement: elle abondoit en saillies charmantes qu'elle ne recherchoit point, et qui partoient quelquefois malgré elle. Elle avoit plusieurs talens agréables, jouoit du cla- | vecin, dansoit bien, faisoit d'assez jolis vers. Pour son caractère, il étoit angélique; la douceur d'âme en faisoit le fond: mais hors la prudence et la force, il rassembloit toutes les vertus. Elle étoit surtout d'une telle sûreté dans le commerce, d'une telle fidélité dans la société, que ses ennemis même n'avoient pas besoin de se cacher d'elle. J'entends par ses ennemis, ceux ou plutôt celles qui la haïssoient; car pour elle, elle n'avoit pas un cœur qui pût haïr, et je crois que cette conformité contribua beaucoup à me passionner pour elle. Dans les confidences de la plus intime amitié, je ne lui ai jamais ouï parler mal des absens, pas même de sa belle-sœur. Elle ne pouvoit ni déguiser ce qu'elle pensoit à personne, ni même contraindre aucun de ses sentimens ; et je suis persuadé qu'elle parloit de son amant à son mari même, comme elle en parloit à ses amis, à ses connoissances et à tout le monde indifféremment. Enfin, (*) « Elle avoit non-seulement la vue basse et les yeux ronds, » comme dit Rousseau, mais elle étoit excessivement louche;... » son front étoit très-bas, son nez gros; la petite-vérole avoit laissé » une teinte jaune dans tous ses creux, et les porcs étoient marqués » de brun. Cela donnoit un air sale à son teint... Comme l'a dit >> Rousseau, ses mouvemens avoient de la gaucherie et de la » grace... sa gorge étoit belle, ses mains et ses bras jolis, ses pieds >> mignons. >> Tel est le témoignage d'une personne qui a vécu intimement avec madame d'Houdetot, et duquel il résulte que Rousseau avoit vu encore sa figure avec illusion. Cette personne est la vicomtesse d'Alard. Voyez les Anecdotes pour servir de suite sux Mémoires de madame d'Épinay. Paris, 1818, in-8°. M. P. cérité de son excellent naturel, c'est qu'étant sujette aux plus énormes distractions et aux plus risibles étourderies, il lui en échappoit souvent de très-imprudentes pour elle même, mais jamais d'offensantes pour qui que ce fût. On l'avoit mariée très-jeune (*) et malgré elle au comte d'Houdetot, homme de condition, bon militaire, mais joueur, chicaneur, très-peu aimable, et qu'elle n'a jamais aimé. Elle trouva dans M. de Saint-Lambert tous les mérites de son mari, avec des qualités plus agréables, de l'esprit, des vertus, des talens (a). S'il faut pardonner quelque chose aux mœurs du siècle, c'est sans doute un attachement que sa durée épure, que ses effets honorent, et qui ne s'est cimenté que par une estime réciproque (b) (**). C'étoit un peu par goût, à ce que j'ai pu croire, mais beaucoup pour complaire à SaintLambert, qu'elle venoit me voir. Il l'y avoit exhortée, et il avoit raison de croire que l'amitié qui commençoit à s'établir entre nous, rendroit cette société agréable à tous les trois. Elle savoit que j'étois instruit de leurs liaisons; et pouvant me parler de lui sans gêne, il étoit naturel qu'elle se plût avec moi. Elle vint; je la vis ; j'étois ivre d'amour sans objet ; cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle; je vis ma Julie en madame d'Houdetot, et bientôt je ne vis plus que madame d'Houdetot, mais revêtue (*) A dix-huit ans, et comme elle étoit née en 1730, elle avoit vingt-sept ans lorsqu'elle inspira cette violente passion à Rousseau, M.P. (a) VAR..... des vertus et les plus rares talens. (**) L'auteur de l'article consacré à cette femme intéressante dans la Biographie universelle nous apprend qu'elle est morte, ou plutôt qu'elle s'est éteinte sans agonie en janvier 1813, âgée d'environ quatre-vingt- trois ans. « Elle conserva jusqu'au » terme de sa longue carrière sa bonté, son activité de senti>> mens et d'imagination, son goût pour les plaisirs de l'esprit, >> et jusqu'à son talent aimable pour la poésie. On connoft d'elle » un assez grand nombre de petites pièces fugitives, inspirees >> par les circonstances, et dont plusieurs ont mérité de leur sur» vivre. » — On trouvera quelques-unes de ces pièces dans un petit ouvrage nouvellement publié sous le titre de Lettre à Jennie, par M. F. L., in-12, 18:8. Nous ne pouvons résister au plais de citer au moins celle-ci, sur le départ. de Saint-Lambert poat |