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pèce suffit pour nourrir mon cœur ; je n'ai pas besoin d'amis particuliers; mais, quand j'en ai, j'ai grand besoin de ne les pas perdre; car, quand ils se détachent, ils me déchirent, en cela d'autant plus coupables que je ne leur demande que de l'amitié, et que, pourvu qu'ils m'aiment et que je le sache, je n'ai pas même besoin de les voir. Mais ils ont toujours voulu mettre à la place du sentiment des soins et des services que le public voyoit, et dont je n'avois que faire; quand je les aimois, ils ont voulu paroître m'aimer. Pour moi, qui dédaigne en tout les apparences, je ne m'en suis pas contenté; et, ne trouvant que cela, je me le suis tenu pour dit. Ils n'ont pas précisément cessé de m'aimer, j'ai seulement découvert qu'ils ne m'aimoient pas.

Pour la première fois de ma vie, je me trouvai donc tout à coup le cœur seul, et cela, seul aussi dans ma retraite, et presque aussi malade que je le suis aujourd'hui. C'est dans ces circonstances que commença ce nouvel attachement qui m'a si bien dédommagé de tous les autres, et dont rien ne me dédommagera, car il durera, je l'espère, autant que ma vie; et, quoi qu'il arrive, il sera le dernier. Je ne puis vous dissimuler, monsieur, que j'ai une violente aversion pour les états qui dominent les autres; j'ai même tort de dire que je ne puis le dissimuler, car je n'ai nulle peine à vous l'avouer, à vous, né d'un sang illustre, fils du chancelier de France, et premier président d'une cour souveraine; oui, monsieur, à vous qui m'avez fait mille biens sans me connoître, et à qui, malgré mon ingratitude naturelle, il ne m'en coûte rien d'être obligé. Je hais les grands; je hais leur état, leur dureté, leurs préjugés, leur petitesse, et tous leurs vices, et je les haïrois bien davantage si je les méprisois moins. C'est avec ce sentiment que j'ai été comme entraîné au château de Montmorency; j'en ai vu les maîtres, ils m'ont aimé, et moi, monsieur, je les ai aimés et les aimerai tant que je vivrai, de toutes les forces de mon âme je donnerois pour eux, je ne dis pas ma vie, le don seroit foible dans l'état où je suis; je ne dis pas ma réputation parmi mes contemporains, dont je ne me soucie guère; mais la seule gloire qui ait jamais touché mon cœur, l'honneur, que j'attends de la postérité et qu'elle

me rendra parce qu'il m'est dû, et que la postérité est toujours juste. Mon cœur, qui ne sait point s'attacher à demi, s'est donné à eux sans réserve, et je ne m'en repens pas; je m'en repentirois même inutilement, car il ne seroit plus temps de m'en dédire. Dans la chaleur de l'enthousiasme qu'ils m'ont inspiré, j'ai cent fois été sur le point de leur demander un asile dans leur maison pour y passer le reste, de mes jours auprès d'eux; et ils me l'auroient accordé avec joie, si même, à la manière dont ils s'y sont pris, je ne dois pas me regarder comme ayant été prévenu par leurs offres. Ce projet est certainement un de ceux que j'ai médités le plus long-temps et avec le plus de complaisance. Cependant il a fallu sentir à la fin, malgré moi, qu'il n'étoit pas bon. Je ne pensois qu'à l'attachement des personnes, sans songer aux intermédiaires qui nous auroient tenus éloignés; et il y en avoit de tant de sortes, surtout dans l'incommodité attachée à mes maux, qu'un tel projet n'est excusable que par le sentiment qui l'avoit inspiré. D'ailleurs la manière de vivre qu'il auroit fallu prendre choque trop directement tous mes goûts, toutes mes habitudes; je n'y aurois pas pu résister seulement trois mois. Enfin nous aurions eu beau nous rapprocher d'habitation, la distance restant toujours la même entre les états, cette intimité délicieuse qui fait le plus grand charme d'une étroite société eût toujours manqué à la nôtre; je n'aurois été ni l'ami ni le domestique de M. le maréchal de Luxembourg, j'aurois été son hôte; en me sentant hors de chez moi, j'aurois soupiré souvent après mon ancien asile; et il vaut cent fois mieux être éloigné des personnes qu'on aime, et désirer d'être auprès d'elles, que de s'exposer à faire un souhait opposé. Quelques degrés plus rapprochés eussent peut-être fait révolution dans ma vie. J'ai cent fois supposé dans mes rêves M. de Luxembourg point duc, point maréchal de France, mais bon gentilhomme de campagne, habitant quelque vieux château, et J. J. Rousseau, point auteur, point faiseur de livres, mais ayant un esprit médiocre et un peu d'acquis, se présentant au seigneur chatelain et à la dame, leur agréant, trouvant auprès d'eux le bonheur de sa vie, et contribuant au leur. Si, pour rendre le rêve plus agréable, vous me permettiez de pousser

oup d'épaule le château de Malesherbes | teau de Montmorency. Quoi qu'il en soit, me à a de là, il me semble, monsieur, voilà tel que je me sens affecté. Jugez-moi sur qu'en re. manière je n'aurois de tout ce fatras, si j'en vaux la peine; car je n'y long-temps env. saurois mettre plus d'ordre, et je n'ai pas le Mais, c'en est fa ste plus qu'à courage de recommencer. Si ce tableau trop terminer le long rêve; car utres sont dés- véridique m'ôte votre bienveillance, j'aurai ormais tous hors de saison; et c'est beaucoup cessé d'usurper ce qui ne m'appartenoit pas: зi je puis me promettre encore quelques-unes mais, si je la conserve, elle m'en deviendra des heures délicieuses que j'ai passées au chà- plus chère, comme étant plus à moi.

LES RÊVERIES

DU

PROMENEUR SOLITAIRE.

PREMIÈRE PROMENADE.

Rousseau se regarde comme isolé sur la terre. Il écrit ses Promenades pour servir de suite à ses Confessions. Il n'a pas, pour ses Rêveries, les mêmes inquiétudes qu'il a eues pour ses Dialogues et ses premières Confessions.

Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ani, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. Ils ont cherché, dans les raffinemens de leur haine, quel tourment pouvoit être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé vioemment tous les liens qui m'attachoient à eux. J'aurois aimé les hommes en dépit d'eux-mêmes : ils n'ont pu, qu'en cessant de l'être, se dérober à mon affection. Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi, puisqu'ils l'ont voulu. Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même? Voilà ce qui me reste à chercher. Malheureusement cette recherche doit être précédée d'un coup d'œil sur ma position: c'est une idée par laquelle il faut nécessairement que je passe pour arriver d'eux à moi.

hensible, où je n'aperçois rien du tout, et plus je pense à ma situation présente, et moins je puis comprendre où je suis.

Eh! comment aurois-je pu prévoir le destin qui m'attendoit? comment le puis-je concevoir encore aujourd'hui que j'y suis livré? Pouvoisje dans mon bon sens supposer qu'un jour noi, le même homme que j'étois, le même que je suis encore, je passerois, je serois tenu, sans le moindre doute, pour un monstre, un empoisonneur, un assassin; que je deviendrois l'horreur de la race humaine, le jouet de la canaille; que toute la salutation que me feroient les passans seroit de cracher sur moi; qu'une génération tout entière s'amuseroit d'un accord unanime à m'enterrer tout vivant? Quand cette étrange révolution se fit, pris au dépour vu, j'en fus d'abord bouleversé. Mes agitations, mon indignation, me plongèrent dans un délire qui n'a pas eu trop de dix ans pour se calmer; et, dans cet intervalle, tombé d'erreur en erreur, de faute en faute, de sottise en sottise, j'ai fourni, par mes imprudences, aux directeurs de ma destinée, autant d'instrumens qu'ils ont habilement mis en œuvre pour la fixer

sans retour.

Depuis quinze ans et plus que je suis dans cette étrange position, elle me paroît encore un rève. Je m'imagine toujours qu'une indigestion me tourmente, que je dors d'un mauvais sommeil, et que je vais me réveiller, bien soulagé de ma peine, en me retrouvant avec mes amis. Oui, sans doute, il faut que j'aie fait, sans que je m'en aperçusse, un saut de la veille au sommeil, ou plutôt de la vie à la mort. Tiré, je ne sais comment, de l'ordre des choses, je me suis vu précipité dans un chaos incompré-perte, j'ai pris le seul parti qu'il me restait à

Je me suis débattu long-temps aussi violemment que vainement. Sans adresse, sans art, sans dissimulation, sans prudence, franc, ouvert, impatient, emporté, je n'ai fait, en me débattant, que m'enlacer davantage, et leur donner incessamment de nouvelles prises qu'ils n'ont eu garde de négliger. Sentant enfin tous mes efforts inutiles, et me tourmentant à pure

prendre, celui de me soumettre à ma destinée, sans plus regimber contre la nécessité. J'ai trouvé dans cette résignation le dédommagement de tous mes maux, par la tranquillité qu'elle me procure, et qui ne pouvoit s'allier avec le travail continuel d'une résistance aussi pénible qu'infructueuse.

d'imaginaire, les réduit à leur juste valeur. Je les trouve alors beaucoup moindres que je me les étois figurés; et même, au milieu de ma souffrance, je ne laisse pas de me sentir soulagé. Dans cet état, affranchi de toute nouvelle crainte et délivré de l'inquiétude, de l'espérance, la seule habitude suffira pour me rendre de jour en jour plus supportable une situation que rien ne peut empirer; et à mesure que le sentiment s'en émousse par la durée, ils n'ont plus de moyen pour le ranimer. Voilà le bien que m'ont fait mes persécuteurs, en épuisant sans mesure tous les traits de leur animo

puis désormais me moquer d'eux.

Il n'y a pas deux mois encore qu'un plein calme est rétabli dans mon cœur. Depuis longtemps je ne craignois plus rien, mais j'espérois encore; et cet espoir, tantôt bercé, tantôt frustré, étoit une prise par laquelle mille passions diverses ne cessoient de m'agiter. Un événement aussi triste qu'imprévu vient enfin d'effacer de mon cœur ce foible rayon d'espérance, et m'a fait voir ma destinée fixée à jamais sans retour ici-bas. Dès lors je me suis résigné sans réserve, et j'ai trouvé la paix.

Une autre chose a contribué à cette tranquillité. Dans tous les raffinemens de leur haine, mes persécuteurs en ont omis un que leur animosité leur a fait oublier; c'étoit d'en graduer si bien les effets, qu'ils pussent entretenir et renouveler mes douleurs sans cesse, en me portant toujours quelque nouvelle at-sité. Ils se sont ôté sur moi tout empire, et je teinte. S'ils avoient eu l'adresse de me laisser quelque lueur d'espérance, ils me tiendroient encore par là. Ils pourroient faire encore de moi leur jouet par quelque faux leurre, et me navrer ensuite d'un tourment toujours nouveau par mon attente déçue. Mais ils ont d'avance épuisé toutes leurs ressources; en ne me laissant rien, ils se sont tout ôté à eux-mêmes. La diffamation, la dépression, la dérision, l'opprobre dont ils m'ont couvert, ne sont pas plus susceptibles d'augmentation que d'adoucissement; nous sommes également hors d'état, eux de les aggraver, et moi de m'y soustraire. Ils se sont tellement pressés de porter à son comble la mesure de ma misère, que toute la puissance humaine, aidée de toutes les ruses de l'enfer, n'y sauroit plus rien ajouter. La douleur physique elle-même, au lieu d'augmenter mes peines, y feroit diversion. En m'arrachant des cris, peut-être elle m'épargneroit des gémissemens, et les déchiremens de mon corps suspendroient ceux de mon cœur.

Qu'ai-je encore à craindre d'eux, puisque tout est fait? Ne pouvant plus empirer mon état, ils ne sauroient plus m'inspirer d'alarmes. L'inquiétude et l'effroi sont des maux dont ils m'ont pour jamais délivré; c'est toujours un soulagement. Les maux réels ont sur moi peu de prise; je prends aisément mon parti sur ceux que j'éprouve, mais non pas sur ceux que je crains. Mon imagination effarouchée les combine, les retourne, les étend, et les augmente, leur attente me tourmente cent fois plus que leur présence, et la menace m'est plus terrible que le coup. Sitôt qu'ils arrivent, l'événement, leur ôtant tout ce qu'ils avoient

Sitôt que j'ai commencé d'entrevoir la trame dans toute son étendue, j'ai perdu pour jamais l'idée de ramener de mon vivant le public sur mon compte; et même ce retour, ne pouvant plus être réciproque, me seroit désormais bien inutile. Les hommes auroient beau revenir à moi, ils ne me retrouveroient plus. Avec le dédain qu'ils m'ont inspiré, leur commerce me seroit insipide et même à charge, et je suis cent fois plus heureux dans ma solitude, que je ne pourrois l'être en vivant avec eux. Ils ont arraché de mon cœur toutes les douceurs de la société. Elles n'y pourroient plus germer derechef à mon âge; il est trop tard. Qu'ils me fassent désormais du bien ou du mal, tout m'est indifférent de leur part, et, quoi qu'ils fassent, mes contemporains ne seront jamais rien pour moi.

Mais je comptois encore sur l'avenir, et j'es pérois qu'une génération meilleure, examinant mieux et les jugemens portés par celle-ci sur mon compte, et sa conduite avec moi, dé◄ mêleroit aisément l'artifice de ceux qui la dirigent, et me verroit enfin tel que je suis. C'est

cet espoir qui m'a fait écrire mes Dialogues, et qui m'a suggéré mille folles tentatives pour les faire passer à la postérité. Cet espoir, quoique éloigné, tenoit mon âme dans la même agitation que quand je cherchois encore dans le siècle un cœur juste; et mes espérances, que j'avois beau jeter au loin, me rendoient également le jouet des hommes d'aujourd'hui. J'ai dit dans mes Dialogues sur quoi je fondois cette attente. Je me trompois. Je l'ai senti par bonheur assez à temps pour trouver encore, avant ma dernière heure, un intervalle de pleine quiétude et de repos absolu. Cet intervalle a commencé à l'époque dont je parle, et j'ai lieu de croire qu'il ne sera plus interrompu.

Il se passe bien peu de jours, que de nouvelles réflexions ne me confirment combien j'étois dans l'erreur de compter sur le retour du public, même dans un autre âge; puisqu'il est conduit, da ns ce qui me regarde, par des guides qui se renouvellent sans cesse dans les corps qui m'ont pris en aversion. Les particuliers meurent ; mais les corps collectifs ne meurent point. Les mêmes passions s'y perpétuent, et leur haine ardente, immortelle comme le démon qui l'inspire, a toujours la même activité. Quand tous mes ennemis particuliers seront morts, les médecins, les oratoriens vivront encore; et, quand je n'aurois pour persécuteurs que ces deux corps-là, je dois être sûr qu'ils ne laisseront pas plus de paix à ma mémoire après ma mort, qu'ils n'en laissent à ma personne de mon vivant. Peut-être, par trait de temps, les médecins, que j'ai réellement offensés, pourroient-ils s'apaiser: mais les oratoriens, que j'aimois, que j'estimois, en qui j'avois toute confiance, et que je n'offensai jamais; les oratoriens, gens d'église et demimoines, seront à jamais implacables; leur propre iniquité fait mon crime, que leur amourpropre ne me pardonnera jamais; et le public, dont ils auront soin d'entretenir et ranimer l'animosité sans cesse, ne s'apaisera pas plus qu'eux.

Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m'y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en ce monde, et m'y voilà tranquille au fond de l'abime, pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu même.

T. I

Tout ce qui m'est extérieur m'est étranger désormais. Je n'ai plus, en ce monde, ni prochain, ni semblables, ni frères. Je suis sur la terre comme dans une planète étrangère où je serois tombé de celle que j'habitois. Si je reconnois autour de moi quelque chose, ce ne sont que des objets affligeans et déchirans pour mon cœur, et je ne peux jeter les yeux sur ce qui me touche et m'entoure, sans y trouver toujours quelque sujet de dédain qui m'indigne, ou de douleur qui m'afflige. Écartons donc de mon esprit tous les pénibles objets dont je m'occuperois aussi douloureusement qu'inutilement. Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu'en moi la consolation, l'espérance et la paix, je ne dois ni ne veux plus m'occuper que de moi. C'est dans cet état que je reprends la suite de l'examen sévère et sincère que j'appelai jadis mes Confessions. Je consacre mes derniers jours à m'étudier moi-même et à préparer d'avance le compte que je ne tarderai pas à rendre de moi. Livrons-nous tout entier à la douceur de converser avec mon âine, puisqu'elle est la seule que les hommes ne puissent m'ôter. Si, à force de réfléchir sur mes dispositions intérieures, je parviens à les mettre en meilleur ordre et à corriger le mal qui peut y rester, mes méditations ne seront pas entièrement inutiles, et, quoique je ne sois plus bon à rien sur la terre, je n'aurai pas toutà-fait perdu mes derniers jours. Les loisirs de mes promenades journalières ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont j'ai regret d'avoir perdu le souvenir. Je fixerai par l'écriture celles qui pourront me venir encore; chaque fois que je les relirai m'en rendra la jouissance. J'oublierai mes malheurs, mes persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix qu'avoit mérité mon cœur.

Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi, parce qu'un solitaire qui réfléchit s'occupe nécessairement beaucoup de lui-même. Du reste, toutes les idées étrangères qui me passent par la tête en me promenant y trouveront également leur place. Je dirai ce que j'ai pensé tout comme il m'est venu, et avec aussi peu de liaison que les idées de ia veille en ont d'ordinaire avec celles du lendemain. Mais il en résultera toujours une nou

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