semble, que la vérité est une vertu. A tout autre égard elle n'est pour nous qu'un être métaphysique, dont il ne résulte ni bien ni mal. Je ne sens pourtant pas mon cœur assez content de ces distinctions pour me croire tout-àfait irrépréhensible. En pesant avec tant de soin ce que je devois aux autres, ai-je assez examiné ce que je me devois à moi-mème? S'il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi, c'est un hommage que l'honnête homme doit rendre à sa propre dignité. Quand la stérilité de ma conversation me forçoit d'y suppléer par d'innocentes fictions, j'avois tort, parce qu'il ne faut point, pour amuser autrui, s'avilir soi-même; et quand, entraîné par le plaisir d'écrire, j'ajoutois, à des choses réelles, des ornemens inventés, j'avois plus de tort encore, parce que orner la vérité par des fables, c'est en effet la défigurer. Mais ce qui me rend plus inexcusable est la devise que j'avois choisie. Cette devise m'obligeoit plus que tout autre homme à une profession plus étroite de la vérité, et il ne suffisoit pas que je lui sacrifiasse partout mon intérêt et mes penchans, il falloit lui sacrifier aussi ma foiblesse et mon naturel timide. Il falloit avoir le courage et la force d'être vrai toujours, en toute occasion, et qu'il ne sortît jamais ni fictions ni fables d'une bouche et d'une plume qui s'étoient particulièrement consacrées à la vérité. Voilà ce que j'aurois dû me dire en prenant cette fière devise, et me répéter sans cesse tant que j'osai la porter. Jamais la fausseté ne dicta mes mensonges, ils sont tous venus de foiblesse, mais cela m'excuse très-mal. Avec une âme foible on peut tout au plus se garantir du vice; mais c'est être arrogant et téméraire d'oser professer de grandes vertus. Voilà des réflexions qui probablement ne me seroient jamais venues dans l'esprit si l'abbé Royou ne me les eût suggérées. Il est bien tard, sans doute, pour en faire usage; mais il n'est pas trop tard au moins pour redresser mon erreur, et remettre ma volonté dans la règle : car c'est désormais tout ce qui dépend de moi. En ceci donc, et en toutes choses semblables, la maxime de Solon est applicable à tous les âges, et il n'est jamais trop tard pour apprendre, même de ses en nemis, à être sage, vrai, modeste, et à moins présumer de soi. CINQUIÈME PROMENADE. Description de l'île de Saint-Pierre. Rousseau regrette de n'avoir pu y fixer son séjour. Il y travaille à la botanique. Détail de ses amusemens dans cette île. Il y fonde une colonie. De toutes les habitations où j'ai demeuré (et j'en ai eu de charmantes), aucune ne m'a rendu si véritablement heureux et ne m'a laissé de si tendres regrets que l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite île, qu'on appelle à Neufchâtel l'île de la Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Cependant elle est très-agréable, et singulièrement située pour le bonheur d'un homme qui aime à se circonscrire; car, quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l'aie trouvé jusqu'ici chez nul autre. Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près; mais elles ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles ombragés de bocages, des contrastes plus fréquens et des accidens plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs; mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrens qui tombent de la montagne. Ge beau bassin, d'une forme presque ronde, enferme dans son milieu deux petites îles, l'une habitée et cultivée, d'environ une demi-lieue de tour, l'autre plus petite, déserte et en friche et qui sera détruite à la fin par les transports de la terre qu'on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues et les rages font à la grande. C'est ainsi que la substance du foible est toujours employée au profit du puis sant. Il n'y a dans l'île qu'une seule maison, mais grande, agréable et commode, qui appartient à l'hôpital de Berne, ainsi que l'île, et où loge un receveur avec sa famille et ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse-cour, une volière, et des réservoirs pour le poisson. L'ile, dans sa petitesse, est tellement variée dans ses terrains et ses aspects, qu'elle offre toutes sortes de sites, et souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets, et bordés d'arbrisseaux de toute espèce, dont le bord des eaux entretient la fraîcheur; une haute terrasse plantée de deux rangs d'arbres borde l'ile dans sa longueur, et dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon, où les habitants des rives voisines se rassemblent et viennent danser les dimanches durant les vendanges. C'est dans cette île que je me réfugiai après la lapidation de Motiers. J'en trouvai le séjour si charmant, j'y menois une vie si convenable à mon humeur, que, résolu d'y finir mes jours, je n'avois d'autre inquiétude sinon qu'on ne me laissat pas exécuter ce projet qui ne s'accordoit pas avec celui de m'entraîner en Angleterre, dont je sentois déjà les premiers effets. Dans les pressentimens qui m'inquiétoient, j'aurois voulu qu'on m'eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu'on m'y eût confiné pour toute ma vie et, qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en sortir, on m'eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme, de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisoit dans le monde j'en eusse oublié l'existence, et qu'on y eût oublié la mienne aussi. On ne m'a laissé passer guère que deux mois dans cette île, mais j'y aurois passé deux ans, deux siècles, et toute l'éternité, sans m'y ennuyer un moment, quoique je n'y eusse, avec ma compagne, d'autre société que celle du receyeur, de sa femme, et de ses domestiques, qui tous étoient à la vérité de très-bonnes gens, et rien de plus; mais c'étoit précisément ce qu'il me falloit. Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie, et tellement heureux, qu'il m'eût suffi durant toute mon existence, sans laisser naître un seul instant dans mon âme le désir d'un autre état. Quel étoit donc ce bonheur, et en quoi consistoit sa jouissance? Je le donnerois à deviner à tous les hommes de ce siècle sur la description de la vie que j'y menois. Le précieux far niente fut la première et la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant mon séjour ne fut en effet que l'occupation délicieuse et nécessaire d'un homme qui s'est dévoué à l'oisiveté. L'espoir qu'on ne demanderoit pas mieux que de me laisser dans ce séjour isolé où je m'étois enlacé de moi-même, dont il m'étoit impossible de sortir sans assistance et såns être bien aperçu, et où je ne pouvois avoir ni communication ni correspondance que par le concours des gens qui m'entouroient; cet espoir, dis je, me donnoit celui d'y finir mes jours plus tranquillement que je ne les avois passés; et l'idée que j'aurois le temps de m'y arranger tout à loisir fit que je commençai par n'y faire aucun arrangement. Transporté là brusquement, seul et nu, j'y fis venir successivement ma gouvernante, mes livres et mon petit équipage, dont j'eus le plaisir de ne rien déballer, laissant mes caisses et mes malles comme elles étoient arrivées, et vivant dans l'habitation où je comptois achever mes jours, comme dans une auberge dont j'aurois dû partir le lendemain. Toutes choses, telles qu'elles étoient, alloient si bien, que vouloir les mieux ranger étoit y gåter quelque chose. Un de mes plus grands délices étoit surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés, et de n'avoir point d'écritoire. Quand de malheureuses lettres me forçoient de prendre la plume pour répondre, j'empruntois en murmurant l'écritoire du receveur, et je me hâtois de la rendre, dans la vaine espérance de n'avoir plus besoin de la remprunter. Au lieu de ces tristes paperasses et de toute cette bouquinerie, j'emplissois ma chambre de fleurs et de foin; car j'étois alors dans ma première ferveur de botanique, pour laquelle le docteur d'Ivernois m'avoit inspiré un goût qui bientôt devint passion. Ne voulant plus d'œuvre de travail, il m'en falloit une d'amusement qui me plût, et qui ne me donnat de peine que celle qu'aime à prendre un paresseux. J'entrepris de faire la Flora pe- | longeoit trop, et que le beau temps m'invitoit, trinsularis, et de décrire toutes les plantes de l'île, sans en omettre une seule, avec un détail suffisant pour m'occuper le reste de mes jours. On dit qu'un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron; j'en aurois fait un sur chaque gramen des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les rochers; enfin je ne voulois pas laisser un poil d'herbe, pas un atome végétal qui ne fût amplement décrit. En conséquence de ce beau projet, tous les matins, après le déjeuner, que nous faisions tous ensemble, j'allois, une loupe à la main, et mon Systema naturæ sous le bras, visiter un canton de l'île, que j'avois pour cet effet divisée en petits carrés, dans l'intention de les parcourir l'un après l'autre à chaque saison. Rien n'est plus singulier que les ravissemens, les extases que j'éprouvois à chaque observation que je faisois sur la structure et l'organisation végétale, et sur le jeu des parties sexuelles dans la fructification, dont le système étoit alors tout-à-fait nouveau pour moi. La distinction des caractères génériques, dont je n'avois pas auparavant la moindre idée, m'enchantoit en les vérifiant sur les espèces communes, en attendant qu'il s'en offrît à moi de plus rares. La fourchure des deux longues étamines de la brunelle, le ressort de celles de l'ortie et de la pariétaire, l'explosion du fruit de la balsamine et de la capsule du bouis, mille petits jeux de la fructification, que j'observois pour la première fois, me combloient de joie, et j'allois demandant si l'on avoit vu les cornes de la brunelle, comme La Fontaine demandoit si l'on avoit lu Habacuc. Au bout de deux ou trois heures je m'en revenois chargé d'une ample moisson, provision d'amusement pour l'après dinée au logis, en cas de pluie. J'employois le reste de la matinée à aller avec le receveur, sa femme, et Thérèse, visiter leurs ouvriers et leur récolte, mettant le plus souvent la main à l'œuvre avec eux; et souvent des Bernois qui me venoient voir m'ont trouvé juché sur de grands arbres, ceint d'un sac que je remplissois de fruits, et que je dévalois ensuite à terre avec une corde. L'exercice que j'avois fait dans la matinée, et la bonne humeur qui en est inséparable, me rendoient le repos du diner très-agréable; mais quand il se pro je ne pouvois si long-temps attendre, et pen- fiance, et ne montra nulle peur durant la tra- | j'y ai fait. Qu'on me dise à présent ce qu'il y a versée. Quand le lac agité ne me permettoit pas la navigation, je passois mon après-midi à parcourir l'île, en herborisant à droite et à gauche; m'asseyant tantôt dans les réduits les plus rians et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d'œil du lac et de ses rivages, couronnés d'un côté par des inontagnes prochaines, et, de l'autre, élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s'étendoit jusqu'aux montagnes bleuâtres plus éloignées, qui la bornoient. Quand le soir approchoit, je descendois des cimes de l'île, et j'allois volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché; là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeoient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenoit souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervailes, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléoient aux mouvemens internes que la rêverie éteignoit en moi, et suffisoient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissoit quelque foible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m'offroit l'image; mais bientôt ces impressions légères s'effaçoient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçoit, et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissoit pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvois m'arracher de là sans efforts. Après le souper, quand la soirée étoit belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse, pour y respirer l'air du lac et la fraîcheur. On se reposoit dans le pavillon, on rioit, on causoit, on chantoit quelque vieille chanson qui valoit bien le tortillage moderne, et enfin l'on s'alloit coucher content de sa journée, et n'en désirant qu'une semblable pour le lendemain. Telle est, laissant à part les visites imprévues et importunes, la manière dont j'ai passé mon temps dans cette île, durant le séjour que là d'assez attrayant pour exciter dans mon cœur des regrets si vifs, si tendres et si durables, qu'au bout de quinze ans il m'est impossible de songer à cette habitation chérie, sans m'y sentir à chaque fois transporter encore par les élans du désir. J'ai remarqué dans les vicissitudes d'une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m'attire et me touche le plus. Ces courts momens de délire et de passion, quelque vifs qu'ils puissent être, ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clair-semés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état; et le bonheur que mon cœur regrette n'est point composé d'instans fugitifs, mais un état simple et permanent, qui n'a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme, au point d'y trouver enfin la suprême félicité. Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé, qui n'est plus, ou préviennent l'avenir, qui souvent ne doit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure, je doute qu'il y soit connu. A peine est-il, dans nos plus vives jouissances, un instant où le cœur puisse véritablement nous dire: Je voudrois que cet instant durât toujours. Et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après? Mais s'il est un état où l'àme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière, et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé, ni d'enjamber sur l'avenir, où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours, sans néanmoins mar quer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désír ni de crainte, que celui seul de notre exis tence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière: tant que cet état dure, celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre, dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissois dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier. De quoi jouit-on dans une parcille situation? de rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soimême et de sa propre existence; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même, comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffiroit seul pour rendre cette existence chère et douce à qui sauroit écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire, et en troubler icibas la douceur. Mais la plupart des hommes agités de passions continuelles connoissent peu cet état, et ne l'ayant goûté qu'imparfaitement durant peu d'instans n'en conservent qu'une idée obscure et confuse, qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne seroit pas même bon dans la présente constitution des choses, qu'avides de ces douces extases ils s'y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissans leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné qu'on a retranché de la société humaine, et qui ne peut plus rien faire ici-bas d'utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver, dans cet état, à toutes les félicités humaines des dédommagemens que la fortune et les hommes ne lui sauroient ôter. Il est vrai que ces dédommagemens ne peuvent être sentis par toutes les ámes, ni dans toutes les situations. Il faut que le cœur soit en paix, et qu'aucune passion n'en vienne troubler le calme. Il faut des dispositions de la part de celui qui les éprouve; il en faut dans le concours des objets environnans. Il n'y faut ni un repos absolu, ni trop d'agitation, mais un mouvement uniforme et modéré, qui n'ait ni secousses ni intervalles. Sans mouvement, la vie n'est qu'une léthargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort, il réveille; en nous rappelant aux objets environnans, il détruit le charme de la rêverie, et nous arrache d'au-dedans de nous, pour nous remettre à l'instant sous le joug de la fortune et des hommes, et nous rendre au sentiment de nos malheurs. Un silence absolu porte à la tristesse. Il offre une image de la mort : alors le secours d'une imagination riante est nécessaire, et se présente assez naturellement à ceux que le ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas de dehors se fait alors au dedans de nous. Le repos est moindre, il est vrai, mais il est aussi plus agréable quand de légères et douces idées, sans agiter le fond de l'âme, ne font pour ainsi dire qu'en effleurer la surface. Il n'en faut qu'assez pour se souvenir de soi-même en oubliant tous ses maux. Cette espèce de rêverie peut se goûter partout où l'on peut être tranquille, et j'ai souvent pensé qu'à la Bastille, et même dans un cachot où nul objet n'eût frappé ma vue, j'aurois encore pu rêver agréa blement. Mais il faut avouer que cela se faisoit bien mieux et plus agréablement dans une île fertile et solitaire, naturellement circonscrite et séparée du reste du monde, où rien ne m'offroit que des images riantes, où rien ne me rappeloit des souvenirs attristans, où la société du petit nombre d'habitans étoit liante et douce, sans être intéressante au point de m'occuper incessamment, où je pouvois enfin me livrer tout le jour sans obstacle et sans soins aux occupations de mon goût ou à la plus molle oisiveté. L'occasion sans doute étoit belle pour un rêveur, qui, sachant se nourrir d'agréables chimères au milieu des objets les plus déplaisans, pouvoit s'en rassasier à son aise en y faisant concourir tout ce qui frappoit réellement ses sens. En sortant d'une longue et douce rêverie, me voyant entouré de verdure, de fleurs, d'oiseaux, et laissant errer mes yeux au loin sur les romanesques rivages qui bordoient une vaste étendue d'eau claire et cristalline, j'assimilois à mes fictions tous ces aimables objets; et, me trouvant enfin ramené par degrés à moi-même et à ce qui m'entouroit, je ne pouvois marquer le point de séparation |