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négligence. Il prit le train du libertinage, même | je n'avois sous les yeux que des exemples de

avant l'âge d'être un vrai libertin. On le mit chez un autre maître, d'où il faisoit des cscapades comme il en avoit fait de la maison paternelle. Je ne le voyois presque point, à peine puis-je dire avoir fait connoissance avec lui; mais je ne laissois pas de l'aimer tendrement, et il m'aimoit autant qu'un polisson peut aimer quelque chose. Je me souviens qu'une fois que mon père le châtioit rudement et avec colère, je me jetai impétueusement entre deux, l'embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de mon corps, recevant les coups qui lui étoient portés; et je m'obstinai si bien dans cette attitude, qu'il fallut enfin que mon père lui fit grâce, soit désarmé par mes cris et mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frère tourna si mal, qu'il s'enfuit et disparut tout-à-fait. Quelque temps après on sut qu'il étoit en Allemagne. Il n'écrivit pas une seule fo:s. On n'a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-là; et voilà comme je suis demeuré fils unique.

douceur, et autour de moi que les meilleures gens du monde? Mon père, ma tante, ma mie, mes parens, nos amis, nos voisins, tout ce qui m'environnoit ne m'obéissoit pas à la vérité, mais m'aimoit; et moi je les aimois de mênie. Mes volontés étoient si peu excitées et si peu contrariées, qu'il ne me venoit pas dans l'esprit d'en avoir. Je puis jurer que, jusqu'à mon asservissement sous un maître, je n'ai pas su ce que c'étoit qu'une fantaisie. Hors le temps que je passois à lire ou écrire auprès de mon père, et celui où ma mie me menoit promener, j'étois toujours avec ma tante, à la voir broder, à l'entendre chanter, assis ou debout à côté d'elle; et j'étois content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable, m'ont laissé de si fortes impressions, que je vois encore son air, son regard, son attitude je me souviens de ses petits propos caressans; je dirois comment elle étoit vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisoient sur ses tempes, selon la mode de ce temps-là.

Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt la passion pour la musique, qui ne s'est bien développé en moi que long-temps après. Elle savoit une quantité prodigieuse d'airs et de chansons qu'elle chantoit avec un filet de voix fort douce. La sérénité d'âme de cette excellente fille éloignoit d'elle et de tout ce qui l'environnoit la rèverie et la tristesse. L'attrait que son chant avoit pour moi fut tel, que nonseulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire, mais qu'il m'en revient même, aujourd'hui que je l'ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Diroit-on que moi, vieux radoteur, rongé de

Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n'en fut pas ainsi de son frère; et les enfans des rois ne sauroient être soignés avec plus de zèle que je le fus durant mes premiers ans, idolâtré de tout ce qui m'entouroit, et toujours, ce qui est bien plus rare, traité en enfant cheri, jamais en enfant gâté. Jamais une seule fois, jusqu'à ma sortie de la maison paternelle, on ne m'a laissé courir seul dans la rue avec les autres enfans; jamais on n'eut à réprimer en moi ni à satisfaire aucune de ces humeurs qu'on impute à la nature, et qui naissent toutes de la seule education. J'avois les défauts de mon âge: j'étois babillard, gourmand, quelquefois menteur. J'aurois volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille; mais jamais je n'ai pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à tourmenter de pauvres animaux. Je me sou-soucis et de peines, je me surprends quelqueviens pourtant d'avoir une fois pissé dans la marmite d'une de nos voisines appelée madame Clot, tandis qu'elle étoit au prêche. J'avoue même que ce souvenir me fait encore rire, parce que madame Clot, bonne femme au demeurant, étoit bien la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voilà la courte et véridique histoire de tous mes méfaits enfantins. Comment serois-je devenu méchant, quand

fois à pleurer comme un enfant en marmotant ces petits airs d'une voix déjà cassée et tremblante? Il y en a un surtout qui m'est revenu tout entier quant à l'air; mais la seconde moitié des paroles s'est constamment refusée à tous mes efforts pour me la rappeler, quoiqu'il m'en revienne confusément les rimes. Voici le commencement, et ce que j'ai pu me rappeler du reste.

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Et toujours l'épine est sous la rose (*).

Je cherche où est le calme attendrissant que mon cœur trouve à cette chanson : c'est un caprice auquel je ne comprends rien; mais il m'est de toute impossibilité de la chanter jusqu'à la fin sans être arrêté par mes larmes. J'ai cent fois projeté d'écrire à Paris pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu'un les connoisse encore. Mais je suis presque sûr que le plaisir que je prends à me rappeler cet air s'évanouiroit en partie, si j'avois la preuve que d'autres que ma pauvre tante Suson l'ont chanté.

Telles furent les premières affections de mon entrée à la vie : ainsi commençoit à se former ou à se montrer en moi ce cœur à la fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la foiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, m'a jusqu'au bout mis en contradiction avec moi-même, et a fait que l'abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse, m'ont également échappé.

Ce train d'éducation fut interrompu par un accident dont les suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé avec un M. Gautier, capitaine en France, et apparenté dans le Conseil. Ce Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et, pour se venger, accusa mon père d'avoir mis l'épée à la main dans la ville. Mon père, qu'on voulut envoyer en prison, s'obstinoit à vouloir que, selon la loi, l'accusateur y entrât aussi bien que lui: n'ayant pu l'obtenir, il aima mieux sortir de Genève et

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s'expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où l'honneur et la liberté lui paroissoient compromis.

Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors employé aux fortifications de Genève. Sa fille aînée étoit morte, mais il avoit un fils de même âge que moi. Nous fûmes mis ensemble à Bossey en pension chez le ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on l'accompagne sous le nom d'éducation.

Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine et me ramenèrent à l'état d'enfant. A Genève, où l'on ne m'imposoit rien, j'aimois l'application, la lecture; c'étoit presque mon seul amusement: à Bossey, le travail me fit aimer les jeux qui lui servoient de relàche. La campagne étoit pour moi si nouvelle, que je ne pouvois me lasser d'en jouir. Je pris pour elle un goût si vif, qu'il n'a jamais pu s'éteindre. Le souvenir des jours heureux que j'y ai passés m'a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu'à celui qui m'y a ramené. M. Lambercier étoit un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeoit point de devoirs extrêmes. La preuve qu'il s'y prenoit bien est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec dégoût mes heures d'étude, et que, si je n'appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j'appris je l'appris sans peine, et n'en ai rien oublié.

La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d'un prix inestimable en ouvrant mon cœur à l'amitié. Jusque alors je n'avois connu que des sentimens élevés, mais imaginaires. L'habitude de vivre ensemble dans un état paisible m'unit tendrement à mon cousin Bernard. En peu de temps j'eus pour lui des sentimens plus affectueux que ceux que j'avois eus pour mon frère, et qui ne se sont jamais effacés. C'étoit un grand garçon fort efflanque, fort fluet, aussi doux d'esprit que foible de corps, et qui n'abusoit pas trop de la prédilection qu'on avoit pour lui dans la maison, comme fils de mon tuteur. Nos travaux, nos amusemens, nos goûts étoient les mêmes : nous étions seuls, nous étions de même àge, chacun des deux avoit besoin d'un camarade; nous séparer étoit, en quelque sorte, nous anéantir. Quoique

nous eussions peu d'occasions de faire preuve il m'arrivoit d'hésiter, que de voir sur le visage

de notre attachement l'un pour l'autre, il étoit extrême; et non-seulement nous ne pouvions vivre un instant séparés, maisnous n'imaginions pas que nous pussions jamais l'être. Tous deux d'un esprit facile à céder aux caresses, complaisans quand on ne vouloit pas nous contraindre, nous étions toujours d'accord sur tout. Si, par la faveur de ceux qui nous gouvernoient, il avoit sur moi quelque ascendant sous leurs yeux, quand nous étions seuls j'en avois un sur lui qui rétablissoit l'équilibre. Dans nos études, je lui soufflois sa leçon quand il hésitoit; quand mon thème étoit fait, je lui aidois à faire le sien, et dans nos amusemens, mon goût plus actif lui servoit toujours de guide. Enfin nos deux caractères s'accordoient si bien et l'amitié qui nous unissoit étoit si vraie, que, dans plus de cinq ans que nous fûmes inséparables, tant à Bossey qu'à Genève, nous nous battîmes souvent, je l'avoue, mais jamais on n'eut besoin de nous séparer, jamais une de nos querelles ne dura plus d'un quart d'heure, et jamais une scule fois nous ne portâmes l'un contre l'autre aucune accusation. Ces remarques sont, si l'on veut, puériles, mais il en résulte pourtant un exemple peut-être unique depuis qu'il existe des enfans.

La manière dont je vivois à Bossey me convenoit si bien, qu'il ne lui a manqué que de durer plus long-temps pour fixer absolument mon caractère. Les sentimens tendres, affectueux, paisibles, en faisoient le fond. Je crois que jamais individu de notre espèce n'eut naturellement moins de vanité que moi. Je m'élevois par élans à des mouvemens sublimes, mais je retombois aussitôt dans ma langueur. Être aimé de tout ce qui m'approchoit étoit le plus vif de mes désirs. J'étois doux; mon cousin l'étoit; ceux qui nous gouvernoient l'étoient euxmêmes. Pendant deux ans entiers je ne fus ni témoin ni victime d'un sentiment violent. Tout nourrissoit dans mon cœur les dispositions (a) qu'il reçut de la nature. Je ne connoissois rien d'aussi charmant que de voir tout le monde content de moi et de toute chose. Je me souviendrai toujours qu'au temple, répondant au catéchisme, rien ne me troubloit plus, quand

(a) VAR. Les penchans.

de mademoiselle Lambercier des marques d'inquiétude et de peine. Cela seul m'affligeoit plus que la honte de manquer en public, qui m'affectoit pourtant extrêmement : car, quoique peu sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte; et je puis dire ici quo l'attente des réprimandes de mademoisello Lambercier me donnoit moins d'alarmes que la crainte de la chagriner.

Cependant elle ne manquoit pas au besoin de sévérité, non plus que son frère; mais comme cette sévérité, presque toujours justc, n'étoit jamais emportée, je m'en affligeois et ne m'en mutinois point. J'étois plus fâché do déplaire que d'être puni, et le signe du mécontentement m'étoit plus cruel que la peine afflictive. Il est embarrassant de m'expliquer mieux, mais cependant il le faut. Qu'on changeroit de méthode avec la jeunesse, si l'on voyoit mieux les effets éloignés de celle qu'on emploie toujours indistinctement, et souvent indiscrètement! La grande leçon qu'on peut tirer d'un exemple aussi commun que funeste me fait résoudre à le donner.

Comme mademoiselle Lambercier avoit pour nous l'affection d'une mère, elle en avoit aussi l'autorité, et la portoit quelquefois jusqu'à nous infliger la punition des enfans quand nous l'avions méritée. Assez long-temps elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me sembloit trèseffrayante; mais après l'exécution, je la trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avoit été et ce qu'il y a de plus bizarre, est que ce châtiment m'affectionna davantage encore à celle qui me l'avoit imposé. Il falloit même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m'empêcher de chercher le retour du même traitement en le méri• tant; car j'avois trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m'avoit laissé plus de désirs que de crainte de l'éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêloit sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m'eût point du tout paru plaisant. Mais, de l'humeur dont il étoit,cette substitution n'étoit guère à craindre: et si je m'abstenois de mériter la correction,

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