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donnera quelque signe de vie; je la retrouve- | pour y chercher ce bonheur imaginaire. J'étois toujours surpris d'y trouver les habitans, surtout les femmes, d'un tout autre caractère que celui que j'y cherchois. Combien cela me sembloit disparate! Le pays et le peuple dont il est couvert ne m'ont jamais paru faits l'un pour l'autre.

rai. j'en suis certain. En attendant, c'étoit une douceur pour moi d'habiter son pays, de passer dans les rues où elle avoit passé, devant les maisons où elle avoit demeuré; et le tout par conjecture, car une de mes ineptes bizarreries etoit de n'oser m'informer d'elle ni prononcer son nom sans la plus absolue nécessité. Il me sembloit qu'en la nommant je disois tout ce qu'elle m'inspiroit, que ma bouche révéloit le secret de mon cœur, que je la compromettois en quelque sorte. Je crois même qu'il se mêloit à cela quelque frayeur qu'on ne me dît du mal d'elle. On avoit parlé beaucoup de sa démarche, et un peu de sa conduite. De peur qu'on n'en dit pas ce que je voulois entendre, j'aimois mieux qu'on n'en parlât point du tout.

Dans ce voyage de Vévay, je me livrois, en suivant ce beau rivage, à la plus douce mélancolie: mon cœur s'élançoit avec ardeur à mille félicités innocentes; je m'attendrissois, je soupirois et pleurois comme un enfant. Combien de fois, m'arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l'eau!

J'allai à Vévay loger à la Clef; et pendant deux jours que j'y restai sans voir personne, je pris pour cette ville un amour qui m'a suivi dans tous mes voyages, et qui m'y a fait établir enfin les héros de mon roman. Je dirois volontiers à ceux qui ont du goût et qui sont

minez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n'a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire et pour un SaintPreux; mais ne les y cherchez pas. Je reviens à mon histoire.

Come mes écoliers ne m'occupoient pas beaucoup, et que sa ville natale n'étoit qu'à quatre lieues de Lausanne, j'y fis une promenade de deux ou trois jours, durant lesquels la plus douce émotion ne me quitta point. L'as-sensibles: Allez à Vévay, visitez le pays, exapect du lac de Genève et de ses admirables côtes eut toujours à mes yeux un attrait particulier que je ne saurois expliquer, et qui ne tient pas seulement à la beauté du spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant qui m'affecte et m'attendrit. Toutes les fois que j'approche du pays de Vaud, j'éprouve une impression composée du souvenir de madame de Warens qui y est née, de mon père qui y vivoit, de mademoiselle de Vulson qui y eut les prémices de mon cœur, de plusieurs voyages de plaisir que j'y fis dans mon enfance, et, ce me semble, de quelque autre cause encore plus secrète et plus forte que tout cela (*). Quand l'ardent désir de cette vie heureuse et douce qui me fuit et pour laquelle j'étois né vient enflammer mon imagination, c'est toujours au pays de Vaud, près du lac, dans des campagnes charmantes, qu'elle se fixe. Il me faut absolument un verger au bord de ce lac, et non pas d'un autre; il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau. Je ne jouirai d'un bonheur parfait sur la terre que quand j'aurai tout cela. Je ris de la simplicité avec laquelle je suis allé plusieurs fois dans ce pays-là uniquement

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Comme j'étois catholique et que je me donnois pour tel, je suivois sans mystère et sans scrupule le culte que j'avois embrassé. Les dimanches, quand il faisoit beau, j'allois à la messe à Assens à deux lieues de Lausanne. Je faisois ordinairement cette course avec d'autres catholiques, surtout avec un brodeur parisien dont j'ai oublié le nom. Ce n'étoit pas un Parisien comme moi, c'étoit un vrai Parisien de Paris, un archi-Parisien du bon Dieu, bonhomme comme un Champenois. Il aimoit si fort son pays, qu'il ne voulut jamais douter que j'en fusse, de peur de (a) perdre cette occasion d'en parler. M. de Crouzas, lieutenantbaillival, avoit un jardinier de Paris aussi, mais moins complaisant, et qui trouvoit la gloire de son pays compromise à ce qu'on osât se donner pour en être lorsqu'on n'avoit pas cet honneur. il me questionnoit de l'air d'un homme sur de me prendre en faute, et puis sourioit malignement. Il me demanda une fois ce qu'il y avoir

(a) VAR. pour ne pas perdre...

de remarquable au Marché-Neuf. Je battis la campagne comme on peut croire. Après avoir passé vingt ans à Paris, je dois à present connoître cette ville; cependant, si l'on me faisoit aujourd'hui pareille question, je ne serois pas moins embarrassé d'y répondre, et de cet embarras on pourroit aussi bien conclure que je n'ai jamais été à Paris : tant, lors même qu'on rencontre la vérité, l'on est sujet à se fonder sur des principes trompeurs!

Je ne saurois dire exactement combien de temps je demeurai à Lausanne. Je n'apportai pas de cette ville des souvenirs bien rappelans. Je sais seulement que, n'y trouvant pas à vivre, j'allai de là à Neufchâtel, et que j'y passai l'hiver. Je réussis mieux dans cette dernière ville; j'y eus des écoliers, et j'y gagnai de quoi m'acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui m'avoit fidèlement envoyé mon petit bagage, quoique je lui redusse assez d'argent.

J'apprenois insensiblement la musique en l'enseignant. Ma vie étoit assez douce; un homme raisonnable eût pu s'en contenter: mais mon cœur inquiet me demandoit autre chose. Les dimanches et les jours où j'étois libre, j'allois courir les campagnes et les bois des environs, toujours errant, rêvant, soupirant; et quand j'étois une fois sorti de la ville je n'y rentrois plus que le soir. Un jour étant à Boudry j'entrai pour dîner dans un cabaret: j'y vis un homme à grande barbe avec un habit violet à la grecque, un bonnet fourré, l'équipage et l'air assez noble, et qui souvent avoit peine à se faire entendre, ne parlant qu'un jargon presque indéchiffrable, mais plus ressemblant à l'italien qu'à nulle autre langue. J'entendois presque tout ce qu'il disoit, et j'étois le seul; il ne pouvoit s'énoncer que par signes avec l'hôte et les gens du pays. Je lui dis quelques mots en italien, qu'il entendit parfaitement: il se leva, et vint m'embrasser avec transport. La liaison fut bientôt faite, et dès ce moment je lui servis de truchement. Son dîner étoit bon, le mien étoit moins que médiocre; il m'invita de prendre part au sien, je fis peu de façons. En buvant et baragouinant nous achevâmes de nous familiariser, et dès la fin du repas nous devinmes inséparables. Il me conta qu'il étoit prélat grec et archimandrite de Jérusalem, qu'il étoit chargé de faire une quête en

Europe pour le rétablissement du Saint-Sépulcre. Il me montra de belles patentes de la czarine et de l'empereur; il en avoit de beaucoup d'autres souverains. Il étoit assez content de ce qu'il avoit amassé jusque alors; mais il avoit eu des peines incroyables en Allemagne, n'entendant pas un mot d'allemand, de latin ni de françois, et réduit à son grec, au turc et à la langue franque pour toute ressource; ce qui ne lui en procuroit pas beaucoup dans le pays où il s'étoit enfourné. Il me proposa de l'accompagner pour lui servir de secrétaire et d'interprète. Malgré mon petit habit violet, nouvellement acheté, et qui ne cadroit pas mal avec mon nouveau poste, j'avois l'air si peu étoffé qu'ii ne me crut pas difficile à gagner, et il ne se trompa point. Notre accord fut bientôt fait; je ne demandois rien, et il promettoit beaucoup. Sans caution, sans sûreté, sans connoissance, je me livre à sa conduite, et dès le lendemain me voilà parti pour Jérusalem.

Nous commençâmes notre tournée par le canton de Fribourg, où il ne fit pas grand chose. La dignité épiscopale ne permettoit pas de faire le mendiant, et de quéter aux particuliers; mais nous présentâmes sa commission au sénat, qui lui donna une petite somme. De là nous fûmes à Berne. Nous logeâmes au Faucon, bonne auberge alors, où l'on trouvoit bonne compagnie. La table étoit nombreuse et bien servie. Il y avoit long-temps que je faisois mauvaise chère; j'avois grand besoin de me refaire, j'en avois l'occasion, et j'en profitai. Monseigneur l'archimandrite étoit lui-même un homme de bonne compagnie, aimant assez à tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui l'entendoient, ne manquant pas de certaines connoissances, et plaçant son érudition grecque avec assez d'agrément. Un jour, cassant au dessert des noisettes, il se coupa le doigt fort avant; et comme le sang sortoit avec abondance, il montra son doigt à la compagnie, et dit en riant: Mirate, signori; questo è sangue pelasgo.

A Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles, et je ne m'en tirai pas aussi mal que j'avois craint. J'étois bien plus hardi et mieux parlant que je n'aurois été pour moi-même. Les choses ne se passèrent pas aussi simplement qu'à Fribourg: il fallut de longues et fréquentes conférences avec les premiers de

l'état, et l'examen de ses titres ne fut pas l'af- | dans ma réponse, et ma tête se brouilla si bien,

faire d'un jour. Enfin, tout étant en règle, il fut admis à l'audience du sénat. J'entrai avec lui comme son interprète, et l'on me dit de parler. Je ne m'attendois à rien moins, et il ne m'étoit pas venu dans l'esprit qu'après avoir long-temps conféré avec les membres, il fallût s'adresser au corps comme si rien n'eût été dit. Qu'on juge de mon embarras! Pour un homme aussi honteux, parler non-seulement en public, mais devant le sénat de Berne, et parler impromptu sans avoir une seule minute pour me préparer, il y avoit là de quoi m'anéantir. Je ne fus pas même intimidé. J'exposai succinctement et nettement la commission de l'archimandrite. Je louai la piété des princes qui avoient contribué à la collecte qu'il étoit venu faire. Piquant d'émulation celle de leurs Excellences, je dis qu'il n'y avoit pas moins à espérer de leur munificence accoutumée; et puis, tâchant de prouver que cette bonne œuvre en étoit également une pour tous les chrétiens sans distinction de secte, je finis par promettre les bénédictions du ciel à ceux qui voudroient y prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit effet ; mais il est sûr qu'il fut goûté, et qu'au sortir de l'audience l'archimandrite reçut un présent fort honnête, et de plus, sur l'esprit de son secrétaire des complimens dont j'eus l'agréable emploi d'être le truchement, mais que je n'osai lui rendre à la lettre. Voilà la seule fois de ma vie que j'aie parlé en public et devant un souverain, et la seule fois aussi peut-être que j'ai parlé hardiment et bien (a). Quelle différence dans les dispositions du mème homme! Il y a trois ans, qu'étant allé voir à Yverdun mon vieux ami M. Roguin, je reçus une députation pour me remercier de quelques livres que j'avois donnés à la bibliothèque de cette ville. Les Suisses sont grands harangueurs; ces messieurs me haranguèrent. Je me crus obligé de répondre; mais je m'embarrassai tellement

(a) VAR..... et la seule fois aussi que j'ai parlé hardıment et bien. Tel est exactement le texte du premier manuscrit, texte dont l'éditeur de 1801 s'est écarté, en substituant j'aie ne croie pas d'ailleurs que l'auteur ait par simple inadvertance employé ici l'indicatif pour le subjonctif; on fera remarquer ci-après, au Livre VI, le même mode employé dans une occasion semblable et où l'emploi dn subjonctif sembloit même plus rigoureusement encore exigé par l'usage. G. P.

parlé à j'ai parlé dans ce second membre de phrase. Qu'on

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que je restai court,et je me fis moquer de moi. Quoique timide naturellement, j'ai été hardi quelquefois dans ma jeunesse, jamais dans mon âge avancé. Plus j'ai vu le monde, moins j'ai pu me faire à son ton.

Partis de Berne, nous allâmes à Soleure; car le dessein de l'archimandrite étoit de reprendre la route d'Allemagne, et de s'en retourner par la Hongrie ou par la Pologne, ce qui faisoit une route immense: mais comme chemin faisant sa bourse s'emplissoit plus qu'elle ne se vidoit, il craignoit peu les détours. Pour moi, qui me plaisois presque autant à cheval qu'à pied, je n'aurois pas mieux demandé que de voyager ainsi toute ma vie : mais il étoit écrit que je n'irois pas si loin.

La première chose que nous fimes arrivant à Soleure fut d'aller saluer monsieur l'ambassadeur de France. Malheureusement pour mon évêque cet ambassadeur étoit le marquis de Bonac, qui avoit été ambassadeur à la Porte, et qui devoit être au fait de tout ce qui regardoit le Saint-Sépulcre. L'archimandrite eut une audience d'un quart d'heure, où je ne fus pas admis, parce que monsieur l'ambassadeur entendoit la langue franque et parloit l'italien du moins aussi bien que moi. A la sortie de mon Grec je voulus le suivre; on me retint, ce fut mon tour. M'étant donné pour Parisien, j'étois comme tel sous la juridiction de son Excellence. Elle me demanda qui j'étois, m'exhorta de lui dire la vérité : je le lui promis en lui demandant une audience particulière qui me fut accordée. Monsieur l'ambassadeur m'emmena dans son cabinet dont il ferma sur nous la porte; et là, me jetant à ses pieds, je lui tins parole. Je n'aurois pas moins dit quand je n'aurois rien promis, car un continuel besoin d'épanchement met à tout moment mon cœur sur mes lèvres ; et, après m'étre ouvert sans réserve au musicien Lutold, je n'avois garde de faire le mystérieux avec le marquis de Bonac. Il fut si content de ma petite histoire et de l'effusion de cœur avec laquelle il vit que je l'avois contée, qu'il me prit par la main, entra chez madame l'ambassadrice, et me présenta à elle en lui faisant un abrégé de mon récit. Madame de Bonac m'accueillit avec bonté, et dit qu'il ne falloit pas me laisser aller avec ce moine grec.

fut résolu que je resterois à l'hôtel en attendant qu'on vit ce qu'on pourroit faire de moi. Je voulus aller faire mes adieux à mon pauvre archimandrite pour lequel j'avois conçu de l'attachement on ne me le permit pas. On envoya lui signifier mes arrêts, et un quart d'heure après je vis arriver mon petit sac. M. de La Martinière, secrétaire d'ambassade, fut en quelque façon chargé de moi. En me conduisant dans la chambre qui m'étoit destinée, il me dit : Cette chambre a été occupée sous le comte du Luc par un homme célèbre du même nom que vous: il ne tient qu'à vous de le remplacer de toutes manières, et de faire dire un jour, Rousseau premier, Rousseau second. Cette conformité, qu'alors je n'espérois guère, eût moins flatté mes désirs si j'avois pu prévoir à quel prix je l'achèterois un jour.

Ce que m'avoit dit M. de La Martinière me donna de la curiosité. Je lus les ouvrages de celui dont j'occupois la chambre; et, sur le compliment qu'on m'avoit fait, croyant avoir du goût pour la poésie, je fis pour mon coup d'essai une cantate à la louange de madame de Bonac. Ce goût ne se soutint pas. J'ai fait de temps en temps de médiocres vers : c'est un exercice assez bon pour se rompre aux inversions élégantes, et apprendre à mieux écrire en prose; mais je n'ai jamais trouvé dans la poésie françoise assez d'attrait pour m'y livrer toutà-fait (a).

M. de La Martinière voulut voir de mon style, et me demanda par écrit le même détail que j'avois fait à monsieur l'ambassadeur. Je lui écrivis une longue lettre, que j'apprends avoir été conservée par M. de Marianne, qui étoit attaché depuis long-temps au marquis de Bonac, et qui depuis a succédé à M. de La Martinière sous l'ambassade de M. de Courteilles. J'ai prié M. de Malesherbes de tâcher de me procurer une copie de cette lettre (6). Si je puis l'avoir par lui ou par d'autres, on la trouvera dans le recueil qui doit accompagner mes Confessions.

L'expérience que je commençois d'avoir moderoit peu à peu mes projets romanesques; et, par exemple, non-seulement je ne devins

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point amoureux de madame de Bonac, mais je sentis d'abord que je ne pouvois faire un grand chemin dans la maison de son mari. M. de La Martinière en place, et M. de Marianne pour ainsi dire en survivance, ne me laissoient espérer pour toute fortune qu'un emploi de sous-secrétaire qui ne me tentoit pas infiniment. Cela fit que quand on me consulta sur ce que je voulois faire, je marquai beaucoup d'envie d'aller à Paris. Monsieur l'ambassadeur goûta cette idée qui tendoit au moins à le débarrasser de moi. M. de Merveil leux, secrétaire interprète de l'ambassade, dit que son ami M. Godard, colonel suisse au service de France, cherchoit quelqu'un pour mettre auprès de son neveu, qui entroit fort jeune au service, et pensa que je pourrois lui convenir. Sur cette idée, assez légèrement prise, mon départ fut résolu; et moi, qui voyois un voyage à faire et Paris au bout, j'en fus dans la joie de mon cœur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon voyage accompagnés de fort bonnes leçons, et je partis.

Je mis à ce voyage une quinzaine de jours, que je peux compter parmi les heureux de ma vie. J'étois jeune, je me portois bien, j'avois assez d'argent, beaucoup d'espérance, je voyageois à pied, et je voyageois seul. On seroit étonné de me voir compter un pareil avantage si déjà l'on n'avoit dû se familiariser avec mon humeur. Mes douces chimères me tenoient compagnie, et jamais la chaleur de mon imagination n'en enfanta de plus magnifiques. Quand on m'offroit quelque place vide dans une voiture, ou que quelqu'un m'accostoit en route, je rechignois de voir renverser la fortune dont je bâtissois l'édifice en marchant. Cette fois mes idées étoient martiales. J'allois m'attacher à un militaire et devenir militaire moi-même; car on avoit arrangé que je commencerois par être cadet. Je croyois déjà me voir en habit d'officier avec un beau plume blanc. Mon cœur s'enfloit à cette noble idée

J'avois quelque teinture de géométrie et de fortifications; j'avois un oncle ingénieur; j'é tois en quelque sorte enfant de la balle. Ma vue courte offroit un peu d'obstacle, mais qui ne m'embarrassoit pas; et je comptois bien à force de sang-froid et d'intrépidité suppléer

à ce défaut. J'avois lu que le maréchal Schom- | m'arrivera toujours en voyant des spectacles qu'on m'aura trop annoncés: car il est inpossible aux hommes et difficile à la nature elle-même de passer en richesse mon imagination.

berg avoit la vue très-courte; pourquoi le maréchal Rousseau ne l'auroit-il pas? Je m'échauffois tellement sur ces folies, que je ne voyois plus que troupes, remparts, gabions, batteries, et moi, au milieu du feu et de la fumée, donnant tranquillement mes ordres la lorgnette à la main. Cependant, quand je passois dans des campagnes agréables, que je voyois des bocages et des ruisseaux, ce touchant aspect me faisoit soupirer de regret ; je sentois au milieu de ma gloire que mon cœur n'étoit pas fait pour tant de fracas; et bientôt, sans savoir comment, je me trouvois au milieu de mes chères bergeries, renonçant pour jamais aux travaux de Mars.

Combien l'abord de Paris démentit l'idée que j'en avois! La décoration extérieure que j'avois vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie et l'alignement des maisons, me faisoient chercher, à Paris, autre chose encore. Je m'étois figuré une ville aussi belle que grande, de l'aspect le plus imposant, où l'on ne voyoit que de superbes rues, des palais de marbre et d'or. En entrant par le faubourg SaintMarceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendians, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisane et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d'abord à tel point, que tout ce que j'ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n'a pu détruire cette première impression, et qu'il m'en est resté toujours un secret dégoût pour l'habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le temps que j'y ai vécu dans la suite ne fut employé qu'à y chercher des ressources pour me mettre en état d'en vivre éloigné. Tel est le fruit d'une imagination trop active, qui exagère par-dessus l'exagération des hommes, et voit toujours plus que ce qu'on lui dit. On m'avoit tant vanté Paris, que je me l'étois figuré comme l'ancienne Babylone, dont je trouverois peut-être autant à rabattre, si je l'avois vue, du portrait que je m'en suis fait. La même chose m'arriva à l'Opéra, où je me pressai d'aller le lendemain de mon arrivée; la même chose m'arriva dans la suite à Versailles; dans la suite encore en voyant la mer; et la même chose

A la manière dont je fus reçu de tous ceux pour qui j'avois des lettres, je crus ma fortune faite. Celui à qui j'étois le plus recommandé, et qui me caressa le moins, étoit M. de Surbeck, retiré du service et vivant philosophiquement à Bagneux, où je fus le voir plusieurs fois, et où jamais il ne m'offrit un verre d'eau. J'eus plus d'accueil de madame de Merveilleux, belle-sœur de l'interprète, et de son neveu, officier aux gardes: non-seulement la mère et le fils me reçurent bien, mais ils m'offrirent leur table, dont je profitai souvent durant mon séjour à Paris. Madame de Merveilleux me parut avoir été belle, ses cheveux étoient d'un (a) beau noir et faisoient, à la vieille mode, le crochet sur ses tempes. Il lui restoit ce qui ne périt point avec les attraits, un esprit très-agréable. Elle me parut goûter le mien, et fit tout ce qu'elle put pour me rendre service; mais personne ne la seconda, et je fus bientôt désabusé de tout ce grand intérêt qu'on avoit paru prendre à moi. Il faut pourtant rendre justice aux François : ils ne s'épuisent point tant qu'on dit en protestations, et celles qu'ils font sont presque toujours sincères; mais ils ont une manière de paroître s'intéresser à vous qui vous trompe plus que des paroles. Les gros complimens des Suisses n'en peuvent imposer qu'à des sots. Les manières des François sont plus séduisantes en cela même qu'elles sont plus simples: on croiroit qu'ils ne vous disent pas tout ce qu'ils veulent faire, pour vous surprendre plus agréablement. Je dirai plus; ils ne sont point faux dans leurs démonstrations; ils sont naturellement officieux, humains, bienveillans, et même, quoi qu'on en dise, plus vrais qu'aucune autre nation: mais ils sont légers et volages. Ils ont en effet le sentiment qu'ils vous témoignent; mais ce sentiment s'en va comme il est venu. En vous parlant ils sont pleins de vous; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient. Rien n'est permanent dans leur cœur: tout est chez eux l'œuvre du moment.

(*) VAR. .... étoient encore d'un....

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