Tu croyois, vieux penard, qu'une folle manie Cette petite pièce, mal faite à la vérité, mais qui ne manquoit pas de sel et qui annonçoit du talent pour la satire, est cependant le seul écrit satirique qui soit sorti de ma plume. J'ai le cœur trop peu haineux pour me prévaloir d'un pareil talent mais je crois qu'on peut juger par quelques écrits polémiques faits de temps à autre pour ma défense, que si j'avois été d'humeur batailleuse, mes agresseurs auroient eu rarement les rieurs de leur côté. Je fus donc beaucoup flatté et peu servi. Ce | Paris de petite poste, je le mis dans ma poche, colonel Godard, au neveu duquel on m'avoit et le lui envoyai d'Auxerre en passant. Je ris donné, se trouva être un vilain vieux avare, quelquefois encore en songeant aux grimaces qui, quoique tout cousu d'or, voyant ma dé- qu'il dut faire en lisant ce panégyrique, où il tresse, me voulut avoir pour rien. Il préten- étoit peint trait pour trait. Il commençoit doit que je fusse auprès de son neveu une ainsi : espèce de valet sans gages plutôt qu'un vrai gouverneur. Attaché continuellement à lui, et par là dispensé du service, il falloit que je vécusse de ma paie de cadet, c'est-à-dire de soldat; et à peine consentoit-il à me donner l'uniforme; il auroit voulu que je me contentasse de celui du régiment. Madame de Merveilleux, ndignée de ses propositions, me détourna elle-même de les accepter; son fils fut du même sentiment. On cherchoit autre chose, et l'on ne trouvoit rien. Cependant je commençois d'être pressé, et cent francs sur lesquels j'avois fait mon voyage ne pouvoient me mener bien loin. Heureusement je reçus de la part de monsieur l'ambassadeur encore une petite remise qui me fit grand bien ; et je crois qu'il ne m'auroit pas abandonné si j'eusse eu plus de patience : mais languir, attendre, solliciter, sont pour moi choses impossibles. Je me rebutai, je ne parus plus, et tout fut fini. Je n'avois pas oublié ma pauvre maman; mais comment la trouver? où la chercher? Madame de Merveilleux, qui savoit mon histoire, m'avoit aidé dans cette recherche, et long-temps inutilement. Enfin elle m'apprit que madame de Warens étoit repartie il y avoit plus de deux mois, mais qu'on ne savoit si elle étoit allée en Savoie ou à Turin, et que quelques personnes la disoient retournée en Suisse. Il ne m'en fallut pas davantage pour me déterminer à la suivre, bien sûr qu'en quelque lieu qu'elle fùt je la trouverois plus aisément en province que je n'avois pu faire à Paris. Avant de partir j'exerçai mon nouveau talent poétique dans une épître au colonel Godard, où je le drapai de mon mieux. Je montrai ce barbouillage à madame de Merveilleux, qui, au lieu de me censurer comme elle auroit dû faire, rit beaucoup de mes sarcasmes, de même que son fils, qui, je crois, n'aimoit pas M. Godard; et il faut avouer qu'il n'étoit pas aimable. J'étois tenté de lui envoyer mes vers; ils m'y encouragèrent : j'en fis un paquet à son adresse, et comme il n'y avoit point alors à La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j'ai perdu la mémoire, est de n'avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vecu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans ceux que j'ai faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre inon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l'éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l'immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière; mon cœur, errant d'objet en objet, s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentimens délicieux. Si pour les fixer je m'amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d'expression je leur donne! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh! si l'on eût vu ceux de ma première 7 état d'exercer l'hospitalité. Je priai celui-ci de ne donner à lîner en payant. Il m'offrit du lait écrémé et de gros pain d'orge, en me disant que c'étoit tout ce qu'il avoit. Je buvois ce laż avec délices et je mangeois ce pain, paille et tout; mais cela n'étoit pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m'examinoit, jugea de la vérité de mon his jeunesse, ceux que j'ai faits durant mes voyages, ceux que j'ai composés et que je n'ai jamais écrits !..... Pourquoi, direz-vous, ne les pas écrire? Et pourquoi les écrire? vous répondrai-je: pourquoi m'ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d'autres que j'avois joui? Que m'importoient les lec¡eurs, un public, et toute la terre, tandis que je planois dans le ciel? D'ailleurs, pcr-toire par celle de mon appétit. Tout de suite, tois-je avec moi du papier, des plumes? Si j'avois pensé à tout cela, rien ne me seroit venu. Je ne prévoyois pas que j'aurois des idées; elles viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule, elles m'accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes par jour n'auroient pas suffi. Où prendre du temps pour les écrire? En arrivant je ne songeois qu'à bien dîner. En partant je ne songeois qu'à bien marcher. Je sentois qu'un nouveau paradis m'attendoit à la porte; je ne songeois qu'à l'aller chercher. après avoir dit qu'il voyoit bien (4) que j'étois un bon jeune honnête homme qui n'étoit pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très-appétissant, quoique entamé, et une bouteille de vin dont l'aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste; on joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu'autre qu'un piéton n'en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent; il ne vouloit point de mon argent, il le repoussoit avec un trouble extraordinaire; et ce qu'il y avoit de plaisant étoit que je ne pouvois imaginer de quoi il avoit peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de commis et de rats-de-cave. Il me fit entendre qu'il cachoit son vin à cause des aides, qu'il cachoit son pain à cause de la taille, et qu'il seroit un homme perdu si l'on pouvoit se douter qu'il ne mourût pas de faim. Tout ce qu'il me dit à ce sujet, et dont je n'avois pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s'effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu'éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n'osoit manger le pain qu'il avoit gagné à la sueur de son front, et ne pouvoit éviter sa ruine qu'en montrant la même misère qui Un jour entre autres, m'étant à dessein dé-régnoit autour de lui. Je sortis de sa maison tourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m'y plus si fort et j'y fis tant de tours que je me perdis enfin tout-à-fait. Après plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j'entrai chez un paysan dont la maison n'avoit pas belle apparence, mais c'étoit la seule que je visse aux environs. Je croyois que c'étoit comme à Genève ou en Suisse, où tous les habitans à leur aise sont en Jamais je n'ai si bien senti tout cela que dans le retour dont je parle. En venant à Paris, je m'étois borné aux idées relatives à ce que j'y allois faire. Je m'étois élancé dans la carrière où j'allois entrer, et je l'avois parcourue avec assez de gloire : mais cette carrière n'étoit pas celle où mon cœur m'appeloit, et les êtres réels nuisoient aux êtres imaginaires. Le colonel Godard et son neveu figuroient mal avec un héros tel que moi. Grâces au ciel, j'étois maintenant délivré de tous ces obstacles: je pouvois m'enfoncer à mon gré dans le pays des chimères, car il ne restoit que cela devant moi. Aussi, je m'y égarai si bien, que je perdis réellement plusieurs fois ma route; et j'eusse été fort fâché d'aller plus droit, car, sentant qu'à Lyon j'allois me retrouver sur la terre, j'aurois voulu n'y jamais arriver. aussi indigné qu'attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées, à qui la nature n'a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains. Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui m'est arrivé durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore qu'en appro (*) Apparemment je n'avois pas encore alors la physioro qu on m'a donnée depuis dans mes portraits d'un de ces ouvriers en soie qu on appelle, à Lyon, des taffetatiers. Il m'adresse la parole; je lui réponds. A peine avions-nous causé un quart d'heure, que, toujours avec le même sang-froid et sans changer de ton, il me propose de nous amuser de compagnie. J'attendois qu'il m'expliquât quel étoit cet amusement; mais, sans rien ajouter, il se mit en devoir de m'en donner l'exemple. Nous nous touchions presque, et la nuit n'étoit pas assez obscure pour m'empêcher de voir à quel exercice il se préparoit. Il n'en vouloit point à ma personne; du moins rien ne m'annonçoit cette intention, et le lieu ne l'eût pas favorisée : il ne vouloit exactement, comme il me l'avoit dit, que s'amuser et que je m'amusasse, chacun pour son compte; et ce la lui paroissoit si simple, qu'il n'avoit pas même supposé qu'il ne me le parût pas commie à lui. Je fus si effrayé de cette impudence, que, sans lui répondre, je me levai précipitamment et me mis à fuir à toutes jambes, croyant avoir ce misérable à mes trousses. J'étois si troublé, qu'au lieu de gagner mou logis par la rue Saint-Dominique je courus du côté du quai, et ne m'arrêtai qu'au-delà du pont de bois, aussi tremblant que si je venois de commettre un crime. J'étois sujet au même vice : ce souvenir m'en guérit pour long-temps. chant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour aller voir les bords du Lignon; car, parmi les romans que j'avois lus avec mon père, l'Astrée n'avoit pas été oubliée, et c'étoit celui qui me revenoit au cœur le plus fréquemment. Je demandai la route du Forez; et tout en causant avec une hôtesse, elle m'apprit que c'étoit un bon pays de ressource pour les ouvriers, qu'il y avoit beaucoup de forges, et qu'on y travailloit fort bien en fer. Cet éloge calma tout à coup ma curiosité romanesque, et je ne jugeai pas à propos d'aller chercher des Dianes et des Sylvandres chez un peuple de forgerons. La bonne femme qui m'encourageoit de la sorte m'avoit sûrement pris pour un garçon serrurier. Je n'allois pas tout-à-fait à Lyon sans vues. En arrivant, j'allai voir aux Chasottes mademoiselle du Châtelet, amie de madame de Warens, et pour laquelle elle m'avoit donné une lettre quand je vins avec M. Le Maître ainsi c'étoit une connoissance déjà faite. Mademoiselle du Châtelet m'apprit qu'en effet son amie avoit passé à Lyon, mais qu'elle ignoroit si elle avoit poussé sa route jusqu'en Piémont, et qu'elle étoit incertaine elle-même en partant si elle ne s'arrêteroit point en Savoie; que si je voulois elle écriroit pour en avoir des nouvelles, et que le meilleur parti que j'eusse à prendre étoit de les attendre à Lyon. J'acceptai l'offre; mais je n'osai dire à mademoiselle du Châtelet que j'étois pressé de la réponse, et que ma pe-danger. Sentant mes espèces tirer à leur fin, tite bourse épuisée ne me laissoit pas en état de l'attendre long-temps. Ce qui me retint n'étoit pas qu'elle m'eût mal reçu; au contraire, elle in'avoit fait beaucoup de caresses, et me traitoit sur un pied d'égalité qui m'ôtoit le courage de lui laisser voir mon état, et de descendre du rôle de bonne compagnie à celui d'un malheureux mendiant. : Il me semble de voir assez clairement la suite de tout ce que j'ai marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeler, dans le même intervalle, un autre voyage de Lyon, dont je ne puis marquer la place, et où je me trouvai déjà fort à l'étroit. Une petite anecdote assez difficile à dire ne me permettra jamais de l'oublier. J'étois un soir assis en Bellecour après un très-mince souper, rêvant aux moyens de me tirer d'affaire, quand un homme en bonnet vint s'asseoir à côté de moi. Cet homme avoit l'air A ce voyage-ci j'eus une aventure à peu près du même genre, mais qui me mit en plus grand j'en ménageois le chétif reste. Je prenois moins souvent des repas à mon auberge, et bientôt je n'en pris plus du tout, pouvant pour cinq ou six sous, à la taverne, me rassasier tout aussi bien que je faisois là pour mes vingt-cinq. N'y mangeant plus, je ne savois comment y aller coucher, non que j'y dusse grand'chose, mais j'avois honte d'occuper une chambre sans rien faire gagner à mon hôtesse. La s ison étoit belle. Un soir qu'il faisoit fort chaud, je me déterminai à passer la nuit dans la place; et déjà je m'étois établi sur un banc, quand un abbé qui passoit, me voyant ainsi couché, s'approcha, et me demanda si je n'avois point de gîte. Je lui avouai mon cas, et il en parut touché. Il s'assit à côté de moi, et nous causâmes. Il parloit agréablement : tout ce qu'il me dit me donna de lui la meilleure opinion du monde. Quand il me vit bien disposé, il me dit qu'il n'é toit pas logé fort au large, qu'il n'avoit qu'une | accueil. L'aînée, en se retournant, m'appuya scule chambre, mais qu'assurément il ne me laisseroit pas coucher ainsi dans la place; qu'il étoit tard pour trouver un gîte, et qu'il m'offroit, pour cette nuit, la moitié de son lit. J'accepte l'offre, espérant déjà me faire un ami qui pourroit m'être utile. Nous allons. Il bat le fusil. Sa chambre me parut propre dans sa petitesse il m'en fit les honneurs fort poliment. Il tira d'un pot de verre des cerises à l'eau-de-vie; nous en mangeâmes chacun deux, et nous fûmes nous coucher. Cet homme avoit les mêmes goûts que mon Juif de l'hospice; mais il ne les manifestoit pas si brutalement. Soit que, sachant que je pouvois être entendu, il craignît de me forcer à me défendre, soit qu'en effet il fût moins confirmé dans ses projets, il n'osoit m'en proposer ouvertement l'exécution, et cherchoit à m'émouvoir sans m'inquiéter. Plus instruit que la pre-mière fois, je compris bientôt son dessein, et j'en frémis. Ne sachant ni dans quelle maison, ni entre les mains de qui j'étois, je craignis, en faisant du bruit, de le payer de ma vie. Je feignis d'ignorer ce qu'il me vouloit; mais, paroissant très-importuné de ses caresses et trèsdécidé à n'en pas endurer le progrès, je fis si bien qu'il fut obligé de se contenir. Alors je lui parlai avec toute la douceur et toute la fermeté dont j'étois capable; et, sans paroître rien soupçonner, je m'excusai de l'inquiétude que je lui avois montrée sur mon ancienne aventure, que j'affectai de lui conter en termes si pleins de dégoût et d'horreur, que je lui fis, je crois, mal au cœur à lui-même, et qu'il renonça tout-àfait à son sale dessein. Nous passâmes tranquillement le reste de la nuit il me dit même beaucoup de choses très-bonnes, très-sensées; et ce n'étoit assurément pas un homme sans mérite, quoique ce fût un grand vilain. Le matin, monsieur l'abbé, qui ne vouloit pas avoir l'air mécontent, parla de déjeuner, et pria une des filles de son hôtesse, qui étoit jolie, d'en faire apporter. Elle lui dit qu'elle n'avoit pas le temps. Il s'adressa à sa sœur, qui ue daigna pas lui répondre. Nous attendions toujours; point de déjeuner. Enfin nous passâmes dans la chambre de ces demoiselles. Elles recurent monsieur l'abbé d'un air très-peu caressant. J'eus encore moins à me louer de leur son talon pointu sur le bout du pied, où un cor fort douloureux m'avoit forcé de couper mon soulier; l'autre vint ôter brusquement de derrière moi une chaise sur laquelle j'étois prêt à m'asseoir; leur mère, en jetant de l'eau par la fenêtre, m'en aspergea le visage ; en quelque place que je me misse, on m'en faisoit ôter pour y chercher quelque chose; je n'avois été de ma vie à pareille fête. Je voyois dans leurs regards insultans et moqueurs une fureur ca chée à laquelle j'avois la stupidité de ne rien comprendre. Ébahi, stupéfait, prêt à les croire toutes possédécs, je commençois tout de bon à m'effrayer, quand l'abbé, qui ne faisoit semblant de voir ni d'entendre, jugeant bien qu'il n'y avoit point de déjeuner à espérer, prit le parti de sortir; et je me hâtai de le suivre, fort content d'échapper à ces trois furies. En marchant, il me proposa d'aller déjeuner au café. Quoique j'eusse grand'faim, je n'acceptai point cette offre, sur laquelle il n'insista pas beaucoup non plus, et nous nous séparâmes au trois ou quatrième coin de rue; moi, charmé de perdre de vue tout ce qui appartenoit à cette maudite maison; et lui, fort aise, à ce que je crois, de m'en avoir assez éloigné pour qu'elle ne me fût pas aisée à reconnoître. Comme à Paris, ni dans aucune autre ville, jamais rien ne m'est arrivé de semblable à ces deux aventures, il m'en est resté une impression peu avantageuse au peuple de Lyon, et j'ai toujours regardé cette ville comme celle de l'Europe où règne la plus affreuse corruption. Le souvenir des extrémités où j'y fus réduit ne contribue pas non plus à m'en rappeler agréablement la mémoire. Si j'avois été fait comme un autre, que j'eusse eu le talent d'emprunter et de m'endetter à mon cabaret, je me serois aisément tiré d'affaire: mais c'est à quoi mon inaptitude égaloit ma répugnance; et, pour imaginer à quel point vont l'une et l'autre, il suffit de savoir qu'après avoir passé presque toute ma vie dans le mal-être, et souvent prêt à manquer de pain, il ne m'est jamais arrivé une seule fois de me faire demander de l'argent par un créancier sans lui en donner à l'instant même. Je n'ai jamais su faire le dettes criardes, et j'ai toujours mieux aimé souffrir que devoir. C'étoit souffrir assurément que d'être réduit à passer la nuit dans la rue, et c'est ce qui m'est arrivé plusieurs fois à Lyon. J'aimois mieux employer quelques sous qui me restoientà payer mon pain que mon gîte, parce qu'après tout je risquois moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que, dans ce cruel état, je n'étois ni inquiet ni triste. Je n'avois pas le moindre souci sur l'avenir, et j'attendois les réponses que devoit recevoir mademoiselle du Châtelet, couchant à la belle étoile, et dormant étendu par terre ou sur un banc, aussi tranquillement que sur un lit de roses. Je me souviens même d'avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin qui côtoyoit le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordoient le chemin du côté opposé. Il avoit fait très-chaud ce jour-là; la soirée étoit charmante; la rosée humectoit l'herbe flétrie; point de vent, une nuit tranquille; l'air étoit frais sans être froid; le soleil, après son coucher, avoit laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendoit l'eau couleur de rose; les arbres des terrasses étoient chargés de rossignols qui se répondoient l'un à l'autre. Je me promenois dans une sorte d'extase, livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'étois las. Je m'en aperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d'une espèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse; le ciel de mon lit étoit formé par les têtes des arbres; un rossignol étoit précisément au-dessus de moi: je m'endormis à son chant; mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il étoit grand jour : mes yeux, en s'ouvrant, virent T'eau (a), la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai: la faim me prit; je m'acheminai gaîment vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeuner deux pièces de six blancs qui me restoient encore. J'étois desi bonne humeur, que j'allois chantant tout le long du chemin; et je me souviens même que je chantois une cantate de Batistin, intitulée les Bains de Thomery, (a) ▼ sh........... en s'ouvrant virent le soleil, l'eau. que je savois par cœur. Que béni soit le bon Batistin et sa bonne cantate, qui m'a valu un meilleur déjeuner que celui sur lequel je comptois, et un dîner bien meilleur encore, sur lequel je n'avois point compté du tout! Dans mon meilleur train d'aller et de chanter, j'entends quelqu'un derrière moi : je me retourne; je vois un antonin (*) qui me suivoit et qui paroissoit m'écouter avec plaisir. Il m'accoste, me salue, me demande si je sais la musique. Je réponds un peu, pour faire entendre beaucoup. Il continue à me questionner je lui conte une partie de mon histoire. Il me demande si je n'ai jamais copié de la musique. Souvent, lui dis-je. Et cela étoit vrai; ma meilleure manière de l'apprendre étoit d'en copier. Eh bien! medit-il, venez avec moi; je pourrai vous occuper quelques jours, durant lesquels rien ne vous manquera, pourvu que vous consentiez à ne pas sortir de la chambre. J'acquiesçai très-volontiers, et je le suivis. Cet antonin s'appeloit M. Rolichon; il aimoit la musique, il la savoit, et chantoit dans de petits concerts qu'il faisoit avec ses amis. Il n'y avoit rien là que d'innocent et d'honnête; mais ce goût dégénéroit probablement en fureur, dont il étoit obligé de cacher une partie. Il me conduisit dans une petite chambre que j'occupai, et où je trouvai beaucoup de musique qu'il avoit copiéc. Il m'en donna d'autre à copier, particulièrement la cantate que j'avois chantée, et qu'il devoit chanter lui-même dans quelques jours. J'en demeurai là trois ou quatre à copier tout le temps que je ne mangeois pas, car de ma vie je ne fus si affamé ni mieux nourri. Il apportoit mes repas lui-même de leur cuisine; et il falloit qu'elle fût bonne, si leur ordinaire valoit le mien. De mes jours je n'eus tant de plaisir à manger; et il faut avouer aussi que ces lippées me venoient fort à propos, car j'étois sec comme du bois. Je travaillois presque d'aussi bon cœur que je mangeois, et ce n'est pas peu dire. Il est vrai que je n'étois pas aussi correct que diligent. Quelques jours après, M. Rolichon, que je rencontrai dans la rue, m'apprit que mes parties avoient rendu la musique in (*) Les antonins étoient une communauté de moines sécularisés, et qui étoient décorés de la croix de Malte pour avoir autrefois donné une partie de leurs biens à cet ordre militaire, G. P. |