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Le grand art, l'art sérieux est celui où se maintient et se manifeste cette unité; l'art des « décadents « et des « déséquilibrés », dont notre époque nous fournira plus d'un exemple, est celui où cette unité disparaît au profit des jeux d'imagination et de style, du culte exclusif de la forme. Nous verrons que l'art maladif des décadents a pour caractéristique la dissolution

des sentiments sociaux et le retour à l'insociabilité. L'art véritable, au contraire, sans poursuivre extérieurement un but moral et social, a en lui-même sa moralité profonde et sa profonde sociabilité, qui seule fait sa santé et sa vitalité. L'art, en un mot, c'est encore la vie, et l'art supérieur, c'est la vie supérieure; toute œuvre d'art, comme tout organisme, porte donc en soi son germe de vie ou de mort. Loin d'être, comme le croit l'école de Spencer, un simple « jeu de nos facultés << représentatives », l'art est la prise au sérieux de nos facultés sympathiques et actives, et il ne se sert de la « représentation », encore une fois, que pour assurer l'exercice plus facile et plus intense de ces facultés qui sont le fond même de la vie individuelle et sociale.

PREMIÈRE PARTIE

LES PRINCIPES

ESSENCE SOCIOLOGIQUE DE L'ART

CHAPITRE PREMIER

La solidarité sociale, principe de l'émotion
esthétique la plus complexe.

I. LA TRANSMISSION DES ÉMOTIONS ET LEUR CARACTÈRE DE SOCIABILITÉ. - Transmission constante des vibrations nerveuses et des états mentaux corrélatifs entre tous les êtres vivants, surtout entre ceux qui sont organisés en société. 1o Transmission inconsciente à distance par courants nerveux. - Somnambulisme; action sympathique à distance dans l'hypnotisme. 2o Transmission plus consciente et plus directe par le toucher. L'embrassement. 3° Transmission par l'odorat. 40 Par l'ouïe et la vue. - Toute sensation est une sensation de mouvement, et toute sensation de mouvement provoque un mouvement sympathique. Problème Comment la perception de la douleur chez autrui peut-elle devenir agréable dans l'art? La pitié. La vengeance. 5° Transmission indirecte des émotions par l'intermédiaire des signes. L'expression.

II. L'ÉMOTION ESTHÉTIQUE ET SON CARACTÈRE SOCIAL. L'agréable et le beau. Sentiment de solidarité organique inhérent au sentiment du beau notre organisme est une société de vivants et le plaisir esthétique est le sentiment d'une harmonie. L'utile et le beau; leurs différences, leurs points de contact. La solidarité sociale et la sympathie universelle, principe de l'émotion esthetique la plus complexe et la plus élevée. Animation et personnification des objets. Comment une suite de raisonnements abstraits peut nous intéresser et exciter la sympathie. De la sympathie et de la société avec les êtres de la nature. Un paysage est un état d'ames, un phénomène de sympathie et de sociabilité. - L'émotion esthétique et l'émotion morale.

Rôle

III. L'ÉMOTION ARTISTIQUE ET SON CARACTÈRE SOCIAL. L'objet de l'art est d'imiter la vie pour nous faire sympathiser avec d'autres vies et produire ainsi une émotion d'un caractère social. Eléments de l'émotion artistique. 1o Plaisir intellectuel de reconnaître les objets par la mémoire; 2o plaisir de sympathiser avec l'artiste; 3° plaisir de sympathiser avec les êtres représentés par l'artiste. de l'expression. Rôle de la fiction création d'une société nouvelle et idéale. Le mouvement, comme signe extérieur de la vie et moyen de l'art. - Le but le plus haut de l'art est de produire une émotion esthétique d'un caractère social. Ressemblances et différences de l'art et de la religion. L'anthropomorphisme et le sociomorphisme dans l'art.

L'ART.

1

I

LA TRANSMISSION DES ÉMOTIONS ET LEUR CARACTÈRE DE SOCIABILITÉ

La transmission des vibrations nerveuses et des états mentaux corrélatifs est constante entre tous les êtres vivants, mais surtout entre ceux qui sont groupés en sociétés ou en familles, et qui forment ainsi un organisme particulier. Ce qui devrait nous étonner, ce n'est pas la possibilité d'une action constante des êtres les uns sur les autres; c'est l'hypothèse contraire, à savoir que la présence d'un organisme vivant, c'est-à-dire d'un complexus de mouvements et de courants, restât sans influence sur un autre complexus semblable. On sait que, comme le remarque Bain, les cordes de deux violons qu'on fait vibrer tendent toujours à prendre l'unisson ou les harmoniques. Il n'est que logique de supposer dans le monde moral des phénomènes analogues de vibration sympathique ou, pour parler le langage psychologique, de détermination réciproque, de suggestion et comme d'obligation mutuelle. La tension en excès dans une partie du corps social se répand sur les autres parties. Toute société n'est qu'une tendance à l'équilibre des molécules vivantes qui la constituent, et toute douleur, tout plaisir, qui sont des ruptures d'équilibres sur un point, tendent essentiellement à se propager.

La transmission des émotions entre les organismes peut avoir lieu d'une manière consciente ou inconsciente, directe ou indirecte, c'est-à-dire par le moyen de signes interprétables.

1° La transmission inconsciente et directe à distance des mouvements et états psychiques d'un organisme, au moyen de simples courants nerveux, semble incontestable dans certaines conditions, par exemple dans le somnambulisme et même dans la pure surexcitation du système nerveux. Elle semble produire jusque chez les individus normaux des effets que la statistique rend sensibles. On peut voir, à ce sujet, les expériences de MM. Richet, Pierre Janet, Ochorowicz, et celles de la Society for psychical researches. L'organisme de Mme B..., magnétisée par M. Pierre Janet, tend à régler ses mouvements sur celui du magnétiseur, et cela à distance, sans

l'intervention des sens connus. Si M. Pierre Janet boit dans une chambre voisine, on voit des mouvements de déglutition se produire sur la gorge de Mme B... Ce réglage des deux, organismes l'un sur l'autre permet aussi la transmission de mouvements bien plus complexes accompagnés de sensations. «Si, dans une autre chambre, dit M. Pierre Janet, je me pince fortement le bras ou la jambe, elle pousse des cris et s'indigne qu'on la pince au bras ou au mollet. Enfin, mon frère qui assistait à ces expériences et qui avait sur elle une singulière influence, car elle le confondait avec moi, essaya quelque chose de plus curieux. En se tenant dans une autre chambre, il se brûla fortement le bras pendant que Mme B... était dans cette phase particulière de somnambulisme où elle ressent les suggestions mentales. Mme B... poussa des cris terribles et j'eus de la peine à la maintenir. Elle tenait son bras droit au-dessus du poignet et se plaignait d'y souffrir beaucoup. Or, je ne savais pas moi-même exactement l'endroit où mon frère avait voulu se brûler. C'était bien à cette place-là. Quand Mme B... fut réveillée, je vis avec étonnement qu'elle serrait encore son poignet droit et se plaignait d'y souffrir beaucoup, sans savoir pourquoi. Le lendemain, elle soignait encore son bras avec des compresses d'eau fraîche, et le soir, je constatai un gonflement et une rougeur très apparents (1). »

2o La transmission des émotions, qui s'accomplit ainsi à distance d'un système nerveux à l'autre, est augmentée au plus haut point par le toucher. Bain a le premier montré l'importance morale du tact, qui est le sens fondamental; nous pouvons maintenant nous expliquer mieux cette importance. Le toucher est le moyen le plus primitif et le plus sûr de mettre en communication, d'harmoniser, de socialiser deux systèmes nerveux, deux consciences, deux vies. Il y a dans le toucher entre deux êtres vivants quelque chose de très semblable à la pression du bouton électrique qui précipite deux courants l'un au-devant de l'autre; ce phénomène est grossi dans le contact entre deux êtres de sexe contraire. Chacun de nous a éprouvé, les romanciers ont souvent décrit l'émotion profonde que peut faire ressentir le plus léger contact d'un être aimé. Ce

(1) Pierre Janet, Revue philosophique, août 1886.

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