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DEUXIÈME PARTIE

LES APPLICATIONS

ÉVOLUTION SOCIOLOGIQUE DE L'ART CONTEMPORAIN

CHAPITRE PREMIER

Le roman psychologique et sociologique
de nos jours.

1. Importance sociale prise par le roman psychologique et sociologique. II. Caractères et règles du roman psychologique.

III. Le roman sociologique. Le naturalisme dans le roman.

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I. — Un fait littéraire et social dont l'importance a été souvent signalée, c'est le développement du roman moderne; or, c'est un genre essentiellement psychologique et sociologique. Zola, avec Balzac, voit dans le roman une épopée sociale: << Les œuvres écrites sont des expressions sociales, pas davantage. La Grèce héroïque écrit des épopées; la France du dixneuvième siècle écrit des romans ce sont des phénomènes logiques de production qui se valent. Il n'y a pas de beauté particulière, et cette beauté ne consiste pas à aligner des mots dans un certain ordre ; il n'y a que des phénomènes humains, venant en leur temps et ayant la beauté de leur temps. En un mot, la vie seule est belle. » Tout en faisant ici la part de l'exagération, on ne saurait méconnaître l'importance sociologique du roman. Le roman raconte et analyse des actions dans leurs rapports avec le caractère qui les a produites et le milieu social ou naturel où elles se manifestent; suivant que l'on insiste sur l'action, ou le caractère, ou le milieu, le roman devient donc dramatique (roman d'aventures), psychologique et sociologique, ou paysagiste et pittoresque. Mais, pour peu qu'on approfondisse le roman dramatique, on le voit se transformer en roman psychologique et sociologique, car on s'intéresse d'autant mieux à une action qu'on l'a vue naître, avant

même qu'elle n'éclate, dans le caractère du personnage et dans la société où il vit. De même, les paysages intéressent davantage quand ils ne font que servir de cadre à l'action, qu'ils l'appuient ou lui font repoussoir, qu'ils ne se trouvent pas mis là en dehors et comme à côté de l'intérêt dramatique. D'autre part, le roman psychologique lui-même n'est complet que s'il aboutit dans une certaine mesure à des généralisations sociales, quand il se complique, comme dirait Zola, « d'intentions symphoniques et humaines ». En même temps, il exige des scènes dramatiques, attendu que là où il n'y a de drame d'aucun ordre, il n'y a rien à raconter: une eau dormante ne nous occupe pas longtemps, et la psychologie des esprits que rien n'émeut est vite faite. Enfin, parmi tous les sentiments de l'âme individuelle ou collective qu'il analyse, le romancier doit tenir compte du sentiment qui inspire toute poésie, je veux dire le sentiment de l'harmonie entre l'être et la nature, la résonance du monde visible dans l'âme humaine. Le roman réunit donc en lui tout l'essentiel de la poésie et du drame, de la psychologie et de la science sociale. Ajoutons-y l'essentiel de l'histoire. Car le vrai roman est de l'histoire et, comme la poésie, « il est plus vrai que l'histoire même ». D'abord, il étudie en leur principe les idées et les sentiments humains, dont l'histoire n'est que le développement. En second lieu, ce développement des idées et des sentiments humains communs à toute une société, mais personnifiés en un caractère individuel, peut être plus achevé dans le roman que dans l'histoire. L'histoire, en effet, renferme une foule d'accidents impossibles à prévoir et humainement irrationnels, qui viennent déranger toute la logique des événements, tuent un grand homme au moment où son action allait devenir prépondérante, font avorter brusquement le dessein le mieux conçu, le caractère le mieux trempé. L'histoire est ainsi remplie de pensées inachevées, de volontés brisées, de caractères tronqués, d'êtres humains incomplets et mutilés; par là, non seulement elle entrave l'intérêt, mais elle perd en vérité humaine et logique ce qu'elle gagne en exactitude scientifique. Le vrai roman est de l'histoire condensée et systématisée, dans laquelle on a restreint au strict nécessaire la part des événements de hasard, aboutissant à stériliser la volonté humaine; c'est

de l'histoire humanisée en quelque sorte, où l'individu est transplanté dans un milieu plus favorable à l'essor de ses tendances intérieures. Par cela même, c'est une exposition simplifiée et frappante des lois sociologiques (1).

II. - Le roman embrasse la vie en son entier, la vie psychologique s'entend, laquelle se déroule avec plus ou moins de rapidité; il suit le développement d'un caractère, l'analyse, systématise les faits pour les ramener toujours à un fait central; il représente la vie comme une gravitation autour d'actes et de sentiments essentiels, comme un système plus ou moins semblable aux systèmes astronomiques. C'est bien là ce que la vie est philosophiquement, -sinon toujours réellement, en raison de toutes les causes perturbatrices qui font que presque aucune vie n'est achevée, n'est ce qu'elle aurait dû être logiquement. L'humanité en son ensemble est un chaos, non encore un système stellaire.

Dans la peinture des hommes, la recherche du « caractère dominant », dont parle Taine, n'est autre chose que la recherche de l'individualité, forme essentielle de la vie morale. Les personnalités puissantes ont généralement un trait distinctif, un caractère dominateur : Napoléon, c'est l'ambition; Vincent de Paul, la bonté, etc. Si l'art, comme le remarque Taine, s'efforce de mettre en relief le caractère dominateur, c'est qu'il cherche de préférence à reproduire les personnalités puissantes, c'est-à-dire précisément la vie dans ce qu'elle a de plus manifeste. Taine a pour ainsi dire vérifié luimême sa propre théorie de la prédominance du caractère essentiel : il nous a donné un Napoléon dont l'unique ressort

(1) Il y a des romans dits historiques, comme Notre-Dame de Paris qui sont bien moins de l'histoire humaine que les romans non historiques de Balzac, par exemple. Victor Hugo n'a aucun souci du réel dans la trame et l'enchaînement des événements; il considère tous les petits événements de la vie, toutes les vraisemblances des événements comme des choses sans importance. Son roman et son drame vivent du coup de théâtre, que la plupart du temps il ne prend même pas la peine de ménager, de rendre plus ou moins plausible. Toutefois, ce qui établit une différence considérable entre lui et par exemple Alexandre Dumas, le grand conteur d'aventures, c'est que le coup de théâtre n'est pas par lui-même et à lui seul son but c'est seulement, pour Hugo, le moyen d'amener une situation morale, un cas de conscience. Presque tous ses romans et tous ses drames, depuis Quatre-vingttreize et les Misérables jusqu'à Hernani, viennent aboutir à des dilemmes moraux, à de grandes pensées et à de grandes actions; et c'est ainsi, à force d'élévation morale, que le poète finit par reconquérir cette réalité qui lui manque tout à fait dans l'enchainement des événements et dans la logique habituelle des caractères.

est l'ambition. Son Napoléon est beau en son genre, mals simplifié comme un mécanisme construit de main d'homme, où tout le mouvement est produit par un seul rouage central: ce n'est là ni la complexité de la vie réelle ni celle du grand art. La vie est une dépendance réciproque et un équilibre parfait de toutes les parties; mais l'action, qui est la manifestation même de la vie, est précisément la rupture de cet équilibre. La vie est ainsi réduite à un équilibre essentiellement instable, mouvant, où quelque partie doit toujours prédominer, quelque membre se lever ou s'abaisser, où enfin le sentiment dominant doit être exprimé au dehors et courir sous la chair, comme le sang même. Toute vie complète, à chaque moment de l'action, tend à devenir ainsi symbolique, c'est-àdire expressive d'une idée ou d'une tendance qui lui imprime son caractère essentiel et distinctif. Mais beaucoup d'auteurs croient que, pour représenter un caractère, il suffit de figurer une tendance unique, passion, vice ou vertu, aux prises avec les événements variés de la vie. Là est l'erreur. En réalité il n'y a pas dans un être vivant de tendance unique, il n'y a que des tendances dominantes; et le triomphe de la tendance dominante est à chaque moment le résultat d'une lutte entre toutes les forces conscientes et même inconscientes de l'esprit. C'est la diagonale du parallelogramme des forces, et il s'agit ici de forces très diverses et très complexes. En vous bornant, comme Taine, à représenter cette diagonale, vous nous représentez non un être vivant, mais une simple ligne géométrique. C'est un excès dans lequel Balzac luimême est souvent tombé.

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En règle générale, il faut se défier des théories, car, dans la réalité, si rien n'est abandonné à l'aventure, il ne peut être question davantage d'une systématisation trop serrée : tant de choses se rencontrent à la traverse des lignes droites qu'elles se changent vite en lignes brisées; le but est atteint quand même. Aussi bien une manière de voir est déjà par elle-même une théorie les uns sont attirés presque uniquement par la lumière, les autres considèrent l'ombre dont elle est partout suivie; leurs conceptions de la vie et du monde en sont éclairées ou assombries d'autant. Peut-être serait-il sage de s'en tenir à cette différence forcée, sans l'accentuer encore en la formulant. Ce qu'on reproche aux différentes écoles litté

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raires, ce n'est pas en soi la diversité de leurs points de vue, -tous existent mais les exagérations de ces points de vue mêmes.

Le caractère est toujours révélé pour nous et précisé par l'action: nous ne pouvons nous flatter de bien connaître une personne avec laquelle nous causons habituellement tant que nous ne l'avons pas vue agir, - pas plus d'ailleurs que nous ne pouvons nous flatter de nous connaître nous-mêmes tant que nous ne nous sommes point vus à l'œuvre. C'est pour cela que l'action est si nécessaire dans le roman psychologique. Elle ne l'est pas moins, au fond, que dans le roman d'aventures, mais d'une toute autre manière. lci ce n'est pas le côté extraordinaire de l'action qu'on recherche, mais son côté expressif, moral et social. Un accident ou un incident n'est pas une action. Il y a des actions vraiment expressives du caractère constant ou du milieu social, et d'autres plus ou moins accidentelles; les actions expressives sont celles que le romancier doit choisir pour composer son œuvre. De même que chaque fragment d'un miroir brisé peut encore réfléchir un visage, de même dans chaque action, fragment détaché d'une vie humaine, doit se peindre en raccourci un caractère tout entier. Il n'est pas nécessaire pour cela qu'il y ait des événements très nombreux, très divers et très saillants. « Vous vous plaignez que les événements (de mon sujet) ne sont pas variés, répondait Flaubert à un critique, qu'en savez-vous? il suffit de les regarder de plus près. » Les différences entre les choses, en effet, les ressemblances et les contrastes tiennent plus encore au regard qui contemple qu'aux choses mêmes; car tout est différent dans la nature à un certain point de vue, et tout est le même à un autre. La valeur littéraire des événements est dans leurs conséquences psychologiques, morales, sociales, et ce sont ces conséquences qu'il s'agit de saisir. Deux gouttes d'eau peuvent devenir pour le savant deux mondes remplis d'intérêt, et d'un intérêt presque dramatique, tandis que pour l'ignorant deux mondes, deux étoiles d'Orion ou de Cassiopée, peuvent devenir deux points aussi indiscernables et indifférents que deux gouttes d'eau.

Un roman est plus ou moins un drame, aboutissant à un certain nombre de scènes, qui sont comme les points culmi

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