nants de l'œuvre. Dans la réalité, les grandes scènes d'une vie humaine sont préparées de longue main par cette vie même : l'individu des heures sublimes peut se révéler dans les moindres actes: il se fait pressentir à tout le moins, car celui qui sera capable ne fût-ce que d'un élan, et dût-il avoir besoin de toute une vie pour le préparer, n'est pas absolument semblable à celui qui ne renferme rien en soi. Ainsi en devrait-il être dans le roman chaque événement, tout en intéressant par lui-même (cela est de première nécessité), serait une préparation, une explication des grands événements à venir. Le roman ne serait qu'une chaîne ininterrompue d'événements qui s'emboîtent étroitement les uns dans les autres et viennent tous aboutir à l'événement final. Un des traits caractéristiques du roman psychologique ainsi conçu, c'est ce qu'on pourrait appeler la catastrophe morale: nous voulons parler de ces scènes où aucun événement grave ne se passe d'une manière visible, et où pourtant on peut percevoir nettement la défaillance, le relèvement, le déchirement d'une âme. Balzac abonde en scènes de ce genre, en situations d'une puissance dramatique extraordinaire, et qui pourtant feraient peu d'effet au théâtre, parce que tout ou presque tout s'y passe en dedans les événements extérieurs sont des symptômes insignifiants, non pas des causes. Ces événements constituent de simples moyens empiriques de mesurer la catastrophe intérieure, de calculer la hauteur de la chute ou la profondeur de la blessure qu'ils n'ont provoquée qu'indirectement. On peut trouver un exemple de catastrophe purement morale dans la scène culminante de la Curée, — un roman prolixe d'ailleurs et souvent déclamatoire. Tout vient aboutir à cette scène; on s'attend donc à une action, à un événement, à un heurt de forces et d'hommes: il n'y a rien qu'une crise psychologique. La moderne Phèdre prend tout à coup conscience de la profondeur de sa dégradation. Dénouement plus émouvant dans sa simplicité que tous ceux qu'on pouvait prévoir. Ce dénouement tout moral nous suffit, et la mort de Renée, qui vient plus tard, est presque une superfétation: elle était déjà moralement morte. : Un des plus remarquables drames de la littérature moderne, ne se les pages simples dans lesquelles Loti représente Gaud attendant son homme le marin, qui tarde à revenir, compose pour ainsi dire que d'événements psychologiques: des espérances qui tombent l'une après l'autre, puis, une nuit, un coup frappé à la porte par un voisin. Ces détails minuscules nous ouvrent pourtant des perspectives immenses sur l'intensité de douleur que peut éprouver une âme humaine. A vrai dire, le dramatique est là où se trouve l'émotion, et la grande supériorité du roman sur la pièce de théâtre, c'est que toute émotion est de son domaine. Au théâtre, le dramatique extérieur, à grand fracas, est presque le seul possible : sur la scène, penser ne suffit pas, il faut parler; si l'on pleure, c'est à gros sanglots. Or, dans la réalité, il est des larmes tout intérieures, et ce ne sont pas les moins poignantes; il est des choses pensées, qu'on ne saurait dire, et ce ne sont pas toujours les moins significatives. Le théâtre est une sorte de tribunal où l'on est tenu de produire des preuves visibles et tangibles pour être cru. Le roman, simple et complexe comme la vie, n'exclut rien, accueille tout témoignage, il peut tout dire et tout contenir. Et, tandis que le plus souvent les héros de théâtre sont éloignés de nous de toute la longueur de la rampe, nous nous sentons bien près, parfois, d'un personnage de roman qui se meut comme nous dans la simple clarté du jour. La forme la moins compliquée du roman psychologique est celle qui ne s'occupe que d'un seul personnage, suit sa vie tout au long et marque le développement de son caractère. Werther est un roman de ce genre. Un seul personnage raconte, rêve, agit: c'est une sorte de monographie. Mais, comme l'individu est en même temps un type, la portée sociale de l'œuvre subsiste. Dans une monographie parfaite, tout événement qui se produit influence les événements suivants, et lui-même est influencé par les événements précédents; d'autre part, toute la suite des événements gravite autour du caractère et l'enveloppe. En d'autres termes, le roman idéal, en ce genre, est celui qui fait ressortir les actions et réactions des événements sur le caractère, du caractère sur les événements, tout en liant ces événements entre eux au moyen du caractère; ce qui forme une sorte de triple déterminisme. Un coup de théâtre n'intéresse pas quand il n'arrive que pour dénouer une situation: il doit la poser tout au contraire. C'est au romancier à en déduire par la suite toutes les conséquences; le coup de théâtre devient la solution nécessaire d'une sorte d'équation mathématique. Dans la vie réelle, le hasard amène des événements: une situation est constituée, aux caractères de la dénouer; ainsi doit-il en être dans le roman. Le hasard produit une rencontre entre tel homme et telle femme; ce n'est pas la rencontre en elle-même qui est intéressante ce sont les conséquences de cette rencontre, conséquences déterminées par les caractères des héros. Lorsque les événements et le caractère sont liés ensemble, il y a continuité, mais il faut aussi qu'il y ait progression. Dans la réalité, l'action des événements sur le caractère produit des effets accumulés : la vie et les expériences le façonnent et le développent; une tendance première, une manière de sentir ou d'agir vont s'exagérant avec le temps. Un roman doit donc. ménager la progression dans toutes les phases de l'action; quant aux événements divers, ils se trouvent liés par la trame une du caractère. Werther est le modèle du développement continu et progressif d'un caractère donné. Nous choisissons cette œuvre parce qu'elle est classique, et que personne n'en peut nier aujourd'hui la valeur pas plus que. les défauts. Aux premières pages du livre on trouve Werther contemplatif, avec tendance à s'analyser lui-même. Cette humeur contemplative ne tarde pas à amener une légère teinte de mélancolie: il envie celui qui «< vit tout doucement au jour le jour et voit tomber les feuilles sans penser à rien, sinon que l'hiver approche ». A ce moment il rencontre Charlotte, il l'aime, et alors son amour remplit toutes ses pensées. Moins que jamais Werther sera disposé à mener une vie active : « Ma mère voudrait me voir occupé, cela me fait rire...; ne suis-je donc point assez actif à présent? Et dans le fond n'est-il pas indifférent que je compte des pois ou des lentilles?» Un événement très simple se produit, le retour d'Albert, fiancé de Charlotte. Albert est un charmant garçon; Werther et lui se lient d'amitié. Un jour qu'ils se promènent ensemble, ils parlent de Charlotte; la tristesse de Werther devient plus profonde, l'idée vague du suicide pénètre en lui sous une forme allégorique qui permet de la deviner : « Je marche à côté de lui, nous parlons d'elle; je cueillé des fleurs sur mon passage; j'en fais avec soin un bouquet, puis... je le jette dans la rivière qui coule aux environs, et je m'arrête à le voir s'enfoncer insensiblement. » Ainsi il a entrevu l'abîme final sous la forme de quelques fleurs disparaissant sous l'eau. Dans la chambre d'Albert, la vue de deux pistolets lance Werther dans une discussion philosophique sur le suicide, discussion tout impersonnelle, bien éloignée encore de la résolution qu'il prendra un jour. De cette disposition d'esprit il passe aisément en pleine métaphysique : il regarde autour de lui, est frappé de « la force destructive cachée dans le grand tout de la nature, qui n'a rien formé qui ne se détruise soi-même et ce qui l'avoisine ». — « Ciel, terre, forces diverses qui se meuvent autour de moi, je n'y vois rien qu'un monstre effroyable, toujours dévorant et toujours affamé! » De ces hauteurs nuageuses et toutes générales de la métaphysique, il redescend par degrés jusqu'à lui-même, et cela par l'effet d'incidents très simples: la rencontre d'une femme qui a perdu son enfant, la vue de deux arbres abattus, une conversation de Charlotte qui parle avec indifférence de la mort prochaine d'une personne; enfin il rencontre un pauvre fou qui, au milieu de l'hiver, croit cueillir les plus belles fleurs pour sa bien-aimée. Une séparation survient, il est ramené par son amour auprès de Charlotte. Et cet amour, quand il s'exaspère, Charlotte commence à le partager. « Comme je me. retirais hier, elle me tendit la main et me dit: Adieu, cher. Werther. » Dès lors Werther n'a plus de paix : l'image de Charlotte le suit partout, l'obsède : « Comme son image me poursuit! Que je veille ou que je rêve, elle remplit toute mon âme. Là, quand je ferme les yeux, là dans mon front, où se réunit la force visuelle, je trouve ses yeux noirs. Là!... je ne puis te l'exprimer... Je n'ai qu'à fermer les yeux, les siens sont là, devant moi, comme une mer, comme un abîme. » Et Werther sera véritablement tué par l'image de Charlotte : c'est cette obsession qui le conduira au suicide. Le romancier a figuré grossièrement ce suicide moral en faisant remettre par Charlotte elle-même le pistolet dont Werther se servira pour se tuer. Désormais, par la force du sentiment qui l'anime, Werther ne peut plus rester dans l'inaction; il lui faut agir, il ira à Charlotte et, repoussé, il accomplira enfin la grande. action née de toute sa vie contemplative, et l'on peut dire que le roman dans son entier n'est que la préparation du coup de pistolet final (1). Lorsqu'on passe de la simple monographie, comme Werther ou Adolphe, au roman à deux personnages saillants, le problème se complique. Les deux personnages doivent être sans cesse rapprochés, mêlés l'un à l'autre, tout en restant bien distincts l'un de l'autre. La vie doit produire sur chacun d'eux une action particulière, mais non isolée, qui retentisse ensuite sur l'autre. Chaque événement doit, après avoir pour ainsi dire traversé le premier, arriver au second. L'action totale du drame est une sorte de chaîne sans fin qui communique à chaque personnage des mouvements divers, liés entre eux, quoique individuels, et qui réagissent sur l'ensemble en pressant ou en ralentissant le mouvement général. Comme exemple d'un roman à deux personnages, nous prendrons une œuvre complètement différente de Werther, d'une psychologie aussi simple que celle de Goethe est raffinée. Cette œuvre, qui dans ses petites dimensions est assurément un chef-d'œuvre, a eu l'avantage de servir de transition entre Stendhal et Flaubert; nous voulons parler de la Carmen de Mérimée (2). C'est l'histoire de la rencontre et de la lutte de deux caractères qui n'ont pour traits communs que l'obstination et l'orgueil; sous tous les autres rapports ils présentent les antagonismes des deux races les plus opposées, celle du montagnard à la tête étroite comme ses vallées, celle de la bohémienne errant par tout pays, ennemie naturelle des conventions sociales. Lui est Basque et vieux chrétien, il porte le don; c'est un dragon timide et violent entièrement dépaysé hors de sa « montagne blanche ». — « Je pensais toujours au (1) On a souvent blåmé Goethe d'avoir fait se tuer son héros, au lieu de le laisser arriver à une vue plus nette, à un sentiment plus calme et à une existence tranquille après ses chagrins. Le docteur Maudsley remarque avec raison que le suicide était l'inévitable et naturelle terminaison des tristesses maladives d'un tel caractère. C'est l'explosion finale d'une série d'antécédents qui tous la préparent; un événement aussi sûr et aussi fatal que la mort de la fleur rongée au cœur par un insecte. « Le suicide ou la folie, voilà la fin naturelle d'une nature douée d'une sensibilité morbide et dont la faible volonté est incapable de lutter avec les dures épreuves de la vie. » (MAUDSLEY, le Crime et la Folie, p. 258.) (2) Quoique Carmen date déjà de quarante ans, rien n'y a vieilli, sauf l'introduction, assez faible et peu utile. Il ne faut pas d'ailleurs juger le roman par le mauvais libretto d'opéra-comique qu'on en a tiré, où le grave don José Lizavrabengoa devient un «tourlourou » sentimental et Carmen une simple fille de mauvaise vie. |