et gueur: exactitude, mais aussi simplicité, et concision. Nos naturalistes, fussent-ils exacts, sont loin d'être concis: ils abondent, et non seulement ils étalent à nos yeux l'amour naturel, mais encore ils se complaisent dans l'amour anormal. Il est à remarquer que les modernes, dans la peinture de ces amours hors nature, croient masquer ce que le sujet a de repoussant par des effusions lyriques et payDaudet sagistes. Théophile Gautier d'abord, puis Zola, lui-même, malgré sa délicatesse de sentiments, nombre de nos romanciers modernes se sont plu dans cette peinture des amours contre nature; et une erreur dans laquelle ils sont à peu près tous tombés, c'est d'avoir cru que s'étendre longuement était pallier les choses. Loin d'exciter l'intérêt, cette insistance augmente la répulsion et enlève à l'œuvre tout caractère esthétique. Quand on traite ces sortes de sujets, il faut les traiter comme le médecin visite une plaie, suit un cas pathologique, rien de plus: on ne couronne pas de fleurs une bosse. Un professeur de Lausanne, M. Renard, dans une excellente étude sur le réalisme contemporain, avait remarqué, après d'autres critiques, que le réalisme arrive à peupler le monde d'hallucinės, d'hystériques, de maniaques, qu'au sortir de mainte lecture on est tenté de répéter le mot fameux : « Il y a des maisons où les hommes enferment les fous pour faire croire que les autres ne le sont pas (1). » Zola a répondu : « Vous nous avez trop enfermés dans le bas, le grossier, le populaire. Personnellement, j'ai au plus deux romans sur le peuple, et j'en ai dix sur la bourgeoisie, petite et grande. Vous avez cédé à la légende, qui nous fait payer certains succès bruyants en ne voyant plus de notre œuvre que ces succès. La vérité est que nous avons abordé tous les mondes, en poursuivant dans chacun, il est vrai, l'étude physiologique. Maintenant, je n'accepte pas sans réserve votre conclusion. Nous n'avons jamais chassé de l'homme ce que vous appelez l'idéal, et il est inutile de l'y faire rentrer. Puis, je serais plus à l'aise si vous vouliez remplacer ce mot d'idéal par celui d'hypothèse, qui en est l'équivalent scientifique. Certes, j'attends la réaction fatale, mais je crois qu'elle se fera plus contre notre rhétorique que (1) G. Renard, Etudes sur la France contemporaine, p. 21. contre notre formule. C'est le romantisme qui achèvera d'être battu en nous, tandis que le naturalisme se simplifiera et s'apaisera. Ce sera moins une réaction qu'une pacification, qu'un élargissement. Je l'ai toujours annoncé (1). » Excellente profession de foi, prophétie de bon augure; mais ce n'est probablement pas dans son œuvre même que Zola verra se réaliser la « réaction fatale qu'il attend » (et que d'autres sans doute attendent avec lui), car, depuis lors, ce qu'il a publié, c'est son roman de la Terre. (1) Extrait d'une lettre de M. Zola à M. Renard. Ibid., pp. 57, 58. CHAPITRE DEUXIÈME L'introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie contemporaine. I. – Un des traits caractéristiques de la pensée et de la littérature à notre époque, c'est d'être peu à peu envahies par les idées philosophiques. La théorie de l'art pour l'art, bien interprétée, et la théorie qui assigne à l'art une fonction morale et sociale sont également vraies et ne s'excluent point. Il est donc bon et même nécessaire que le poète croie à sa mission et ait une conviction. « Ce don, - une conviction - a dit Hugo, constitue aujourd'hui comme autrefois l'identité même de l'écrivain. Le penseur, en ce siècle, peut avoir aussi sa foi sainte, sa foi utile, et croire à la patrie, à l'intelligence, à la poésie, à la liberté! (1) » Avoir une conviction n'est pas, en effet, sans importance, même au pur point de vue esthétique; car une conviction imprime une certaine unité à la pensée, une convergence vers un but, conséquemment un ordre, une mesure. En même temps une conviction est le principe de la sincérité, de la vérité, qui est l'essentiel même de l'art, le seul moyen de produire l'émotion et d'éveiller la sympathie. La conviction rend vibrante la parole du poète et nous ne tardons pas à vibrer avec elle, ce qui est la plus haute et la plus complète manière d'admirer (2). (1) V. Hugo, Discours de réception à l'Académie française, IIa vol. de Littérature et philosophie mêlées, pp. 211, 212. (2) Nous pourrions citer tel poète contemporain, par exemple M. Richepin, qui L'ART. 11 Aussi est-il impossible de méconnaître le rôle social et philosophique de la poésie et de l'art. « Le poète a charge d'âmes, » a dit Hugo. Et Hugo attaque les partisans de l'art pour de l'art, parce qu'ils refusent de mettre le beau dans la plus haute vérité, qui est en même temps la plus haute utilité sociale. Hugo se pique d'être « utile », de répandre sur les cœurs à pleines mains la pitié et la générosité, comme le prêtre verse sur les têtes ses bénédictions bénir efficacement, n'est-ce pas avant tout rendre meilleur? Déjà, dans René, Chateaubriand avait dit des poètes « Ces chantres sont de race divine: ils possèdent le seul talent incontestable dont le ciel ait fait présent à la terre. Leur vie est à la fois naïve et sublime; ils célèbrent les dieux avec une bouche d'or, et sont les plus simples des hommes; ils causent comme des immortels ou comme de petits enfants; ils expliquent les lois de l'univers, et ne peuvent comprendre les affaires les plus innocentes de la vie; ils ont des idées merveilleuses de la mort, et meurent sans s'en apercevoir, comme des nouveau-nés. » : Ce qu'il faut exclure, c'est la théorie qui, dans l'art, demeure indifférente au fond. Ce n'est plus l'art pour l'art, c'est l'art pour la forme. Pour notre part, nous ne saurions admettre une doctrine, qui nous semble enlever à l'art tout son sérieux. Victor Hugo avait compris du premier coup et beaucoup mieux que ses successeurs, que l'idée, inséparable de l'image, est la substance de la poésie lyrique elle-même. Dès 1822, dans la préface aux Odes et Ballades, il explique pourquoi l'ode française est restée monotone et impuissante : c'est qu'elle a été jusqu'alors faite de procédés, de « machines poétiques », comme on disait alors, de figures de rhétorique, depuis l'exclamation et l'apostrophe jusqu'à la prosopopée; au lieu de tout cela, il faut << asseoir la composition sur une idée fondamentale» tirée du cœur du sujet, « placer le mouvement de l'ode dans les idées, plutôt que dans les mots ». Rechercher l'art pour lui-même, ce n'est donc pas rechercher manque plutôt de conviction que de talent, et c'est cette absence de sincérité, nous le verrons, qui l'a fait rester à mi-chemin entre le bateleur et le poète. Encore estil que le peu de choses éloquentes mêlées à sa rhétorique sont des choses qu'il a crues, des expressions de croyances au moins négatives. exclusivement l'art pour sa forme; c'est l'aimer aussi pour le fond qu'il enveloppe. « La poésie, c'est tout ce qu'il y a d'intime dans tout (1). » La poésie est « dans les idées; les idées viennent de l'âme. » La poésie peut s'exprimer en prose, « elle est seulement plus parfaite sous la grâce et la majesté du vers. C'est la poésie de l'âme qui inspire les nobles sentiments et les nobles actions comme les nobles écrits. Des curiosités de rime et de forme peuvent être, dans des talents complets, une qualité de plus, précieuse sans doute, mais secondaire après tout, et qui ne supplée à aucune qualité essentielle. Qu'un vers ait une bonne forme, cela n'est pas tout; il faut absolument, pour qu'il ait parfum, couleur et saveur, qu'il contienne une idée, une image ou un sentiment. L'abeille construit artistement les six pans de son alvéole de cire, et puis elle l'emplit de miel. L'alvéole, c'est le vers; le miel, c'est la poésie (2). » Les grands poètes, les grands artistes redeviendront un jour les grands initiateurs des masses, les prêtres d'une religion sans dogme (3). C'est le propre du vrai poète que de se croire un peu prophète, et après tout, a-t-il tort? Tout grand homme se sent providence, parce qu'il sent son propre génie. Il serait étrange de refuser aux hommes supérieurs la conscience de leur propre valeur, toujours amplifiée par l'inévitable grossissement de l'illusion humaine. « L'Eternel m'a nommé dès ma naissance, s'écriait (1) Préface aux Odes et Ballades (1822). (2) Victor Hugo, Littérature et philosophie mêlées, II vol., p. 60. |