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Les réponses du peuple au prêtre,

Quelquefois inarticulées, quelquefois tonnantes,

L'harmonieux tressaillement des vitraux,

L'orgue éclatant comme cent trompettes,

Les trois cloches bourdonnant comme des ruches de grosses abeilles, Tout cet orchestre sur lequel bondissait une gamme gigantesque Montant et descendant sans cesse d'une foule à un clocher, Assourdissaient sa mémoire, son imagination, sa douleur.

Ce qu'ils voyaient était extraordinaire.

Sur le sommet de la galerie la plus élevée,

Plus haut que la rosace centrale,

Il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d'étincelles,

Une grande flamme désordonnée et furieuse

Dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée (1).

Dans la Mare au diable, lisez le portrait de la petite Marie :

Elle n'a pas beaucoup de couleur,
Mais elle a un petit visage frais
Comme une rose des buissons!

Quelle gentille bouche

Et quel mignon petit nez!...

Elle n'est pas grande pour son âge,

Mais elle est faite comme une petite caille

Et légère comme un pinson!...

Je ne sais pas pourquoi on fait tant de cas chez nous
D'une grande et grosse femme bien vermeille...

Celle-ci est toute délicate,

Mais elle ne s'en porte pas plus mal;

Et elle est jolie à voir comme un chevreau blanc !...
Et puis, quel air doux et honnête!

Comme on lit son bon cœur dans ses yeux,

Même lorsqu'ils sont fermés pour dormir (2)!...

Strophe de Flaubert, où se trouvent même des vers blancs :

Des rigoles coulaient dans les bois de palmiers;

Les oliviers faisaient de longues lignes vertes;

Des vapeurs roses flottaient dans les gorges des collines;

Des montagnes bleues se dressaient par derrière,

Un vent chaud soufflait.

Des caméléons rampaient sur les feuilles larges des cactus, etc. (3).

(1) Notre-Dame de Paris, p. 275.

(2) La Mare au diable, p. 90. (3) Salammbô, p. 25.

Episode de Miette et Silvère dans la Fortune des Rougon:

Il eut un tressaillement,

Il resta courbé, et immobile.

Au fond du puits,

Il avait cru distinguer une tête de jeune fille
Qui le regardait en souriant :

Mais il avait ébranlé la corde.

L'eau agitée n'était plus qu'un miroir trouble
Sur lequel rien ne se reflétait nettement.

Il attendit que l'eau se fût rendormie,
N'osant bouger,

Le cœur battant à grands coups.

Et, à mesure que les rides de l'eau s'élargissaient et se mouraient.
Il vit l'apparition se reformer.

Elle oscilla longtemps

Dans un balancement qui donnait à ses traits

Une grâce vague de fantôme.

Elle se fixa enfin (1)...

Voici, dans Germinal, des phrases symétriques successives :

Les ténèbres s'éclairèrent,

Elle revit le soleil,

Elle retrouva son rire calme d'amoureuse...

Et ce fut enfin leur nuit de noces,

Au fond de cette tombe,

Sur ce lit de boue,

Le besoin de ne pas mourir avant d'avoir eu leur bonheur,
L'obstiné besoin de vivre.

De faire de la vie une dernière fois.

Ils s'aimèrent dans le désespoir de tout,

Dans la mort...

Tout s'anéantissait,

La nuit elle-même avait sombré.

Ils n'étaient nulle part,

Hors de l'espace, hors du temps.

La révolte, avec son horreur sanglante:

Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras,
Le soulevaient, l'agitaient,

Ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance.
D'autres, plus jeunes,

Avec des gorges gonflées de guerrières,
Brandissaient des bâtons;

(1) La Fortune des Rougon, p. 218.

Tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort

Que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre.
Et les hommes déboulèrent ensuite,

Deux mille furieux,

Des galibots, des haveurs, des raccommodeurs,
Une masse compacte qui roulait d'up bloc;
Serrée, confondue

Au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes,
Ni les tricots de laine en loques,

Effacés dans la même uniformité terreuse.
Les yeux brûlaient;

On voyait seulement les trous des bouches noires,
Chantant la Marseillaise,

Dont les strophes se perdaient en un mugissement confus,
Accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure.

Au-dessus des têtes,

Parmi le hérissement des barres de fer,
Une hache passa, portée toute droite;
Et cette hache unique.

Qui était comme l'étendard de la bande,
Avait, dans le ciel clair, le profil aigu
D'un couperet de guillotine.

A ce moment le soleil se couchait:

Les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plainc.
Alors la route sembla charrier du sang,

Les femmes, les hommes continuaient à galoper,
Saignants comme des bouchers en pleine tuerie.

C'était la vision rouge de la révolution

Qui les emporterait tous fatalement.

Par une soirée sanglante de cette fin de siècle,
Oui, un soir, le peuple lâché, débridé,
Galoperait ainsi sur les chemins:

Et il ruissellerait du sang des bourgeois,
Il promènerait des têtes,

Il sèmerait l'or des coffres éventrés.

Les femmes hurleraient,

Les hommes auraient ces mâchoires de loups,
Ouvertes pour mordre.

Oui, ce seraient les mêmes guenilles,

Le même tonnerre de gros sabots,

La même cohue effroyable,

De peau sale, d'haleine empestée,

Balayant le vieux monde, sous leur poussée débordante de barbares (1).

Notre langue contemporaine n'a pris son éclat qu'en passant par la « flamme des poètes ». Mettez au commencement du siècle une littérature de purs savants, pondérée, exacte,

(1) Zola, Germinal, p. 392-393.

logique, et la langue, affaiblie par trois cents ans d'usage classique, restait un outil émoussé, sans vigueur. « Il fallait une génération de poètes lyriques pour faire de la langue un instrument large, souple et brillant. Ce cantique des cantiques du dictionnaire, ce coup de folie des mots hurlant et dansant sur l'idée, était sans doute nécessaire. Les romantiques venaient à leur heure, ils conquéraient la liberté de la forme, ils forgeaient l'outil dont le siècle devait se servir. C'est ainsi que tous les grands Etats se fondent sur une bataille (1). › Seulement, nos contemporains ont encore trop l'habitude d'écrire la prose des romantiques, qui était souvent de la poésie disloquée, aux membres épars, ou de la musique irrégulière (2). Un fait qu'on peut constater, et dont la signification est considérable, c'est que notre prose française devient de plus en plus poétique; la plupart de nos grands écrivains sont des poètes; et cependant la langue poétique de convention qui existait au dix-septième, au dix-huitième siècle, et qu'on retrouve encore dans Chateaubriand par exemple (coursier, laurier), a totalement disparu de notre style. La poésie ne consiste plus à nos yeux que dans l'expression; or, l'expression est d'autant plus vive que le mot est plus simple et s'applique plus exactement à l'idée. La fusion de la langue dite poétique et de la langue de la prose, qu'ont poursuivie et accomplie le romantisme comme le naturalisme, n'a pas pour objet d'introduire dans les idées le vague poétique qui plaisait tant au siècle dernier, mais bien de rendre avec fidélité toutes les idées et tous les sentiments dans ce qu'ils ont de plus particulier et de plus nuancé ; on cherche le mot qui peut évoquer le plus immédiatement l'idée et on s'en sert sans scrupule, on pense poétiquement et c'est pour cela que la poésie a pénétré la

(1) M. Zola, Lettre à la jeunesse, p. 66, 68.

(2) Zola lui-même en fait l'aveu: « Si nous sommes condamnés à répéter cette musique, nos fils se dégageront. Je souhaite qu'ils en arrivent à ce style scientifique dont M. Renan fait un si grand éloge. Ce serait le style vraiment fort d'une littérature de vérité, un style exempt du jargon à la mode, prenant une solidité et une largeur classiques. Jusque-là, nous planterons des plumets au bout de nos phrases, puisque notre éducation romantique le veut ainsi; seulement, nous préparerons l'avenir en rassemblant le plus de documents humains que nous pourrons, en poussant l'analyse aussi loin que nous le permettra notre outil. » (Lettre à la jeunesse, p. 94.) Nous avons vu tout à l'heure que le style scientifique n'est pas le véritable idéal esthétique.

L'ART.

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prose. C'est donc une même loi d'évolution qui rend aujourd'hui notre prose tantôt scientifique, tantôt poétique; c'est la recherche de l'expression intellectuelle ou sympathique qui nous fait traduire le plus fidèlement possible tantôt l'idée abstraite et tantôt le sentiment, tantôt les systématisations de pensée et tantôt les systématisations d'émotion. <«< Quand, disait Flaubert, on sait frapper avec un mot, un seul mot, posé d'une certaine façon, comme on frapperait avec une arme, on est un vrai prosateur, » et aussi un vrai poète. Par l'évolution de la langue, le vocabulaire du prosateur et le vocabulaire du poète se confondent: tout dépend de la manière de frapper. C'est mal comprendre cette évolution que d'écrire délibérément en prose poétique, si on entend par là une prose ornementée et à la recherche des images, comme celle de Chateaubriand dans ses mauvaises pages. Le poétique de la prose, encore une fois, ne consiste pas dans l'imitation des vers, mais dans l'effet significatif ou suggestif produit par l'entière adaptation de la forme au fond.

La transformation dont nous parlons a ses raisons sociales. Le style n'est pas seulement « l'homme », il est la société d'une époque, il est la nation et le siècle vus à travers une individualité. Or, les sociétés modernes sont soumises à une loi de complication progressive qui se retrouve dans toutes les manifestations sociales, y compris l'art. Les sentiments modernes, transformés par les idées scientifiques et philosophiques, sont de plus en plus complexes, l'expression des sentiments doit donc ellemême avoir besoin de moyens plus nombreux et plus variés. Comme la musique, la littérature devient à la fois plus savante et plus harmonique, plus libre dans ses règles et plus vaste dans le domaine de ses applications. Elle a besoin d'une langue riche et souple, capable de tous les tons et de tous les accents. La prose est le grand moyen de communication sociale, elle est l'âme même d'une société sous sa forme la plus immédiate et la plus sincère; elle doit donc tout résumer en elle, la science comme les arts et, parmi les arts, celui qui, par excellence, est l'art de la sympathie et de l'émotion; c'est pourquoi la prose revendique de plus en plus le droit à cette poésie qui avait semblé longtemps l'apanage exclusif

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