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son objet. Eh bien! ce point central de mes maux, c'est de n'être pas né Anglais. Ne riez pas, je vous en supplie; je souffre tant! les gens vraiment amoureux sont des monomanes comme moi, qui ont une seule idée, laquelle absorbe toutes leurs sensations. Moi, je suis monomane aussi maintenant... Le malheur ne serait-il donc qu'une cruelle maladie? Les malheureux, des pestiférés atteints d'une plaie incurable, que leur organisation fait souffrir comme celle des heureux les fait jouir?... Souvent j'anatomise mes douleurs, je les contemple froidement. L'idée qui prédomine chez moi, c'est que je n'y peux rien (1)... »

Si Ymbert Galloix avait lu Schopenhauer, comme il l'aurait goûté! Sa folie, au lieu de se chercher des motifs de souffrance dont elle est à peine dupe elle-même, eût réussi à se tromper et à nous tromper en s'appuyant sur tout un système du monde et de la vie. Il ne manque qu'une chose à Ymbert Galloix pour nous laisser une émotion durable, ce sont des idées générales et philosophiques, des sentiments dépassant la sphère du moi. Toutes ses souffrances, comme en général celles des détraqués, sont d'origine mesquine : des jarretières, des chemises à faire laver, des porteurs d'eau qui passent. Il le comprend vaguement lui-même, il souffre de souffrir d'une manière si pauvre, et il aspire à élargir sa blessure, sans y parvenir. « Quelquefois, il semble qu'une harmonie étrangère au tourbillon des hommes vibre de sphère en sphère jusqu'à moi; il semble qu'une possibilité de douleurs tranquilles et majestueuses s'offre à l'horizon de ma pensée comme les fleuves des pays lointains à l'horizon de l'imagination. Mais tout s'évanouit par un cruel retour de la vie positive, tout!» La souffrance vraiment philosophique impliquerait en effet une volonté stoïque, maîtresse de soi, saine, prête à aller jusqu'au fond du mal subi pour en sentir la réalité triste et pour en reconnaître aussi la nécessité, c'est-à-dire les liens qui rattachent cet accident au tout, les points par lesquels cette laideur vient se suspendre à toutes les beautés de l'univers.

(1) Lettre d'Ymbert Galloix. p. 66, 71, 72, 73, 78.

Littérature et philosophie mêlées, vol. II,

La littérature des déséquilibrés exprime en général l'analyse douloureuse, rarement l'action. L'action, du moins l'action saine et morale, est en effet difficile aux déséquilibrés; et précisément elle serait le grand remède à leur désordre intérieur, car l'action suppose la coordination de l'esprit tout entier vers le but à atteindre. L'action est la mise en équilibre de tout l'organisme autour d'un centre de gravité mobile, comme l'est toujours celui de la vie.

Les traits caractéristiques de la littérature des détraqués se retrouvent dans celle des criminels et des fous, que nous ont fait récemment connaître les travaux de Lombroso, de Lacassagne et des criminalistes italiens (1). C'est d'abord le sentiment amer de l'anomalie intérieure et de la destinée manquée. Ce sentiment s'exprime jusque dans les inscriptions du tatouage; un forçat fait graver sur sa poitrine : «< la vie n'est que désillusion »; un autre : « le présent me tourmente, l'avenir m'épouvante »; un autre, un Vénitien voleur et récidiviste «< malheur à moi! quelle sera ma fin? » Une grande quantité portent ces devises: - né sous une mauvaise étoile, - fils de la disgrâce, fils de l'infortune, etc., etc. Un certain Cimmino, de Naples, avait fait inscrire sur sa poitrine ces paroles plus simples, mais qui ont couleur de sincérité : « Je ne suis qu'un pauvre malheureux. » Dans leurs vers, souvent très touchants, le même sentiment de mélancolie est exprimé :

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O mère, comme je regrette, heure par heurc,
Tout ce lait que vous m'avez donné!

Vous êtes morte, ensevelie sous terre,

Et vous m'avez laissé au milieu des tourments.

Voici une expression du mal de vivre plus intense que celle qu'on trouve dans Leopardi :

<«< Vienne la mort, je la serre entre mes bras, je la couvre de baisers (2).

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(1) Thompson et Maudsley se sont absolument trompés en refusant le sens esthétique aux criminels.

(2) Traduit de l'italien (Lombroso : l'Homme criminel).

Le deuxième trait de la littérature des déséquilibrés, c'est l'expression variée d'une vanité supérieure à la moyenne. De là cette fureur de l'autobiographie, cette tendance à noter et à éterniser les traits même non importants de la vie journalière, à se regarder constamment, et surtout à se regarder souffrir, à se grossir pour ses propres yeux, une tendance enfin à transformer la moindre action en sujet d'épopée. La vanité, la réaction naïve du moi sur les choses croît chez les hommes d'autant plus que leur conscience est plus mal équilibrée et plus mal éclairée. C'est là, peut-être, une simple application de cette loi générale que les mouvements réflexes sont plus forts quand l'action des centres nerveux est moindre. La suppression de la vanité vient d'une mesure exacte de soi, d'une coordination meilleure des phénomènes mentaux; ayez pleine conscience de vousmême, réfléchissez sur vous-même, et vous vous ramènerez pour vos propres yeux à de justes proportions. Les fous et les criminels ont une vanité inconcevable, qui le plus souvent empêche chez eux le développement de tout sentiment altruiste; ils tuent pour faire parler d'eux, pour devenir le personnage du jour, pour voir leur nom dans les journaux et se faire à eux-mêmes de la publicité, pour être craints ou plaints, ou même pour devenir un objet d'horreur.

Le crime accompli, ils tâchent d'en prolonger le souvenir de toutes les manières en le racontant avec les détails les plus horribles, en le mettant en vers. Plusieurs ont eu l'audace de se faire photographier dans l'accomplissement simulé du meurtre, ce qui était le meilleur moyen de se faire prendre, La vanité des criminels, dit Lombroso, est encore supérieure à la vanité des artistes, des littérateurs et des femmes galantes. On cite un voleur qui se vantait de crimes qu'il n'avait pas commis. Ils veulent faire bonne figure, briller à leur manière. Denaud et sa maîtresse tuèrent, l'un sa femme, l'autre son mari, afin de pouvoir, en se mariant, sauver leur réputation dans le monde. « Je ne redoute pas la haine, disait Lacenaire, mais je crains d'être méprisé. » Et sa condamnation à mort lui causa moins d'émotion que la critique de ses vers. Beaucoup de criminels sont artistes dans une certaine mesure : hantés

par l'idée du meurtre ou du vol, ils en composent d'avance dans leur esprit les diverses péripéties, et tout cela devient ensuite pour eux une sorte d'épopée vécue dont ils s'efforcent d'éterniser le souvenir. Le voleur d'un coffre-fort, Clément, ayant versifié le récit de son vol, ses couplets furent chantés dans les cabarets, attirèrent l'attention de la police, et le voleur poète fut arrêté. Il n'en acheva pas moins son récit, où, par moment, l'ingéniosité de l'expression fait songer à Richepin, qui a fait des pastiches connus de ce genre de littérature. C'est d'abord le récit du projet conçu par les

voleurs :

Quand on est pègre (1), on peut passer partout.

Puis vient l'accomplissement du vol. Déjà les voleurs songent à l'emploi de l'argent.

Quand on est pègre, on peut se payer tout.

On jette le coffre-fort, témoin du délit, dans la Bièvre, mais là il est retrouvé.

Adieu tous les beaux rêves :

Quand on est pègre, on doit penser à tout.

La police intervient :

Quand on est pègre, il faut s'attendre à tout.

Une lutte s'ensuit, les voleurs sont vaincus :

Ah! mes amis, à vous gloire éternelle,
Quand on est pègre, le devoir avant tout.

Ils s'en iront à la Nouvelle-Calédonie, mais ils ont l'espoir de s'échapper et de revenir; alors

mort à toute la police,

On les pendra, et ce sera justice,

Car, pour les pègres, la vengeance avant tout (2).

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Leurs passions prédominantes, presque les seules, sont la vengeance, l'amour de l'orgie et les femmes. Le mot vengeance revient souvent dans les tatouages. L'un d'eux portait sur la poitrine deux poignards entre lesquels on lisait cette devise: Je jure de me venger. Aussi est-ce le sentiment de la vengeance qui les inspire le plus souvent dans leurs essais de poésie. Lacenaire a chanté le « plaisir divin de voir expirer l'homme qu'on hait ». Les plus beaux vers de ce genre ont été inspirés par un brigand légendaire corse, qui parle en style biblique :

La vengeance,

Nous la ferons éternelle, et sur la race inique

Nous porterons ta colère comme un héritage légué par toi.

Remarquons d'ailleurs que la vengeance est une conséquence logique de la vanité blessée, et la disproportion du désir de vengeance qu'on remarque chez les criminels tient beaucoup à la disproportion de leur vanité. Pour un geste, pour un sourire, ils tuent. Ils tueront quelqu'un qui les heurtera ou les déchirera en passant. Là encore il y a une sorte d'action

Autant qu'un roi je suis heureux;
L'air est pur, le ciel admirable...
Nous avions un été semblable
Lorsque je devins amoureux!

L'horrible soif qui me déchire

Aurait besoin pour s'assouvir
D'autant de vin qu'en peut tenir

Son tombeau; - ce n'est pas peu diro:

Je l'ai jetée au fond d'un puits,
Et j'ai même poussé sur elle
Tous les pavés de la margelle.
-Je l'oublierai, si je le puis!

Me voilà libre et solitaire!
Je serai ce soir ivre mort;
Alors, sans peur et sans remord,
Je ne coucherai sur la terre,

Et je dormirai comme un chien!
Le chariot aux lourdes roues
Chargé de pierres et de boues,
Le wagon enrayé peut bien

Ecraser ma tête coupable
Ou me couper par le milien:
Je m'en moque comme de Dien,
Du diable ou de la sainte table!

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