mais ce n'est pas encore assez pour nous faire vouloir de la même manière : le grand secret, c'est de nous faire sentir tous de la même manière, et voilà le prodige que l'art accomplit. II. D'après ces principes, l'art est d'autant plus grand, selon Guyau, qu'il réalise mieux les deux conditions essentielles de cette société des sentiments. En premier lieu, il faut que les sensations et sentiments dont l'art produit l'identité dans tout un groupe d'individus soient eux-mêmes de la nature la plus élevée; en d'autres termes, il faut produire la sympathie des sensations et sentiments supérieurs. C'est ce qu'on oublie trop à notre époque, où les littérateurs, par une fausse interprétation du réalisme, insistent surtout sur les côtés inférieurs de notre être. Mais en quoi consistera la supériorité dont nous parlons? Précisément en ce que les sensations et sentiments supérieurs auront un caractère à la fois plus intense et plus expansif, par conséquent plus social: « La solidarité sociale est le principe de l'émotion esthétique la plus haute et la plus complexe. » Les plaisirs qui n'ont rien d'impersonnel n'ont rien de durable ni de beau : « Le plaisir qui aurait, au contraire, un caractère tout à fait universel, serait éternel; et étant l'amour, il serait la grace. C'est dans la négation de l'égoïsme, négation compatible avec la vie même, que l'esthétique, comme la morale, doit chercher ce qui ne périra pas (1). » En second lieu, l'identité des sensations et des sentiments supérieurs, c'est-à-dire la sympathie sociale que l'art produit, doit s'étendre au groupe d'hommes le plus vaste possible. Le grand art n'est point celui qui se confine dans un petit cercle d'initiés, de gens du métier ou d'amateurs; c'est celui qui exerce son action sur une société entière, qui renferme en soi assez de simplicité et de sincérité pour émouvoir tous les hommes intelligents, et aussi assez de profondeur pour fournir substance aux réflexions d'une élite. En un mot, le grand art se fait admirer à la fois de tout un peuple (même de plusieurs peuples), et du petit nombre d'hommes assez compétents pour y découvrir un sens plus intime. Le grand art est donc comme la grande nature chacun y lit ce qu'il est capable d'y lire, chacun y trouve un sens plus ou moins profond, selon qu'il est capable de pénétrer plus ou moins avant; pour ceux qui restent à la surface, il y a les grandes lignes, les grands horizons, la magie visible des couleurs et les harmonies qui emplissent l'oreille; pour ceux qui vont plus avant et plus loin, y a des perspectives nouvelles qui s'ouvrent, des il (1) L'Art au point de vue sociologique, page 16. perfections de détail qui se révèlent, des infinis qui s'enveloppent. Ainsi que l'a dit Victor Hugo, La fauvette à la tête blonde Dans la goutte d'eau boit un monde : L'art de l'homme, comme celui de la nature, consiste à mettre en effet dans la goutte d'eau un monde la fauvette ne sentira que la fraîcheur vivifiante de la goutte d'eau, le philosophe et le savant apercevront dans la goutte d'eau les immensités. III. — La nature de l'art nous éclaire sur celle du génie. Selon Guyau, le génie artistique et poétique est «< une forme extraordinairement intense de la sympathie et de la sociabilité, qui ne peut se satisfaire qu'en créant un monde nouveau, et un monde d'êtres vivants. Le génie est une puissance d'aimer qui, comme tout amour véritable, tend énergiquement à la fécondité et à la création de la vie (1). » Le principe de la vie « la plus intense et la plus sociale »> se retrouve donc partout. Vie intense, en effet, sera celle de l'artiste, car « on ne donne après tout la vie; qu'en empruntant à son propre fonds... Produire (1) Page 27. « dé par le don de sa seule vie personnelle une vie autre et originale, tel est le problème que doit résoudre tout créateur (1). » La caractéristique du génie est donc, pour Guyau, « une sorte de vision intérieure des formes possibles de la vie », vision qui fera reculer au rang d'accident la vie réelle. Au fond, l'œuvre de l'artiste sera la même que celle du savant ou encore de l'historien : couvrir les faits significatifs, expressifs d'une loi; ceux qui, dans la masse confuse des phénomènes, constituent des points de repère et peuvent être reliés par une ligne, former un dessin, une figure, un système. » Le grand artiste est évocateur de la vie sous toutes ses formes, évocateur « des objets d'affection, des sujets vivants avec lesquels nous pouvons entrer en société (2). Le génie et son milieu social, dont les rapports ont tant préoccupé les esthéticiens contemporains et surtout M. Taine, nous donnent, selon Guyau, le spectacle de trois sociétés liées par une relation de dépendance mutuelle: 1° la société réelle préexistante, qui conditionne et en partie suscite le génie; 2o la société idéalement modifiée que conçoit le génie même, le monde de volontés, de passions, d'intelligences qu'il crée dans son esprit ct qui est une spéculation sur le possible; 3° la (1) Page 28. (2) Page 66. formation consécutive d'une société nouvelle, celle des admirateurs du génie, qui, plus ou moins, réalisent en eux par imitation son innovation. C'est un phénomène analogue aux lois astronomiques qui créent au sein d'un grand système un système particulier, un centre nouveau de gravitation. Platon avait déjà comparé l'influence du poète inspiré sur ceux qui l'admirent et partagent son inspiration à l'aimant qui, se communiquant d'anneau en anneau, forme toute une chaîne soulevée par la même influence. Les génies d'action, comme les César et les Napoléon, réalisent leurs desseins par le moyen de la société nouvelle qu'ils suscitent autour d'eux et qu'ils entraînent. Les génies de contemplation et d'art font de même, car la contemplation prétendue n'est qu'une action réduite à son premier stade, maintenue dans le domaine de la pensée et de l'imagination. Les génies d'art ne meuvent pas les corps, mais les âmes ils modifient les mœurs et les idées. Aussi l'histoire nous montre-t-elle l'effet civilisateur des arts sur les sociétés, ou parfois, au contraire, leurs effets de dissolution sociale. « Sorti de tel ou tel milieu, le génie est un créateur de milieux nouveaux ou un modificateur des milieux anciens. >>> L'analyse des rapports entre le génie et le milieu permet de déterminer ce que doit être la critique véritable. Selon Guyau, elle doit être |