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D'une part, après l'abolition des deux ordres privilégiés, les choix des nouveaux députés ne pouvaient se faire qu'au gré du troisième qui alors se montrait le moins sage, tandis que de l'autre on aurait dû prévoir qu'un roi, dont le trône subsistait depuis quatorze cents ans avec toute l'autorité d'un monarque indépendant, n'était pas préparé d'assez loin, pour se contenter subitement d'un simple veto suspensif, avec un corps permanant de députés, au-dessus de lui par le droit suprême et souverain de la législation.

Néanmoins Louis XVI avait solennellement couvert tout cela par sa libre acceptation de la constitution, accompagnée de serment. Ainsi consolidée, il n'y avait donc qu'à la suivre pour le bonheur public; mais soit que le roi ou ses ministres, que les nouveaux députés ne ménageaient guère, n'eussent ou ne témoignassent pas pour elle une grande affection; soit que l'esprit jacobin qui dominait dans cette seconde assemblée nationale, comme dans la Convention qui vint après, fit porter contre eux les défiances trop loin; soit enfin qu'on eût plus de zèle qu'il n'en fallait pour une liberté déjà toute conquise, cette première constitution, qui aurait dû servir à tout pacifier, qui aurait dû réunir tout le monde, fut elle-même le sujet d'une discorde fatale qui a eu, contre les uns et les autres, les effets les plus déplorables. Je ne dois pas ici anticiper sur mes Mémoires où j'ai exposé les événemens de manière à rendre le lecteur juge de tout par lui-même, tant sur les faits que sur les personncs. Quand je dis sur les personnes, j'entends que dans mes récits aucun ne puisse être jugé que d'après lui-même, par ses propres opinions, par ses propres actes; de sorte que sans rien céler de ce que doit contenir cette histoire, l'historien ne soit pas accusé de prononcer avec malveillance, ou de se livrer à des personnalités inutiles et étrangères à l'instruction que l'on doit au public.

En ne faisant l'histoire de la Convention nationale que d'après les procès-verbaux et les pièces imprimées, devenues, par leur publicité, le bien commun de la société, je ne fais que lui plaire dans le désir qu'elle a de voir, avec ordre et dans la vérité, cette suite de faits extraordinaires auxquels tous les Français ont pris diversement intérêt. Réserver cette histoire pour un autre temps serait une injure pour la génération actuelle.

Tout ce qu'on pourrait m'opposer avec quelque apparence de raison, ce serait ma qualité de député qui, m'ayant fait acteur dans les scènes de la révolution, m'imposait peut-être le devoir d'en laisser retracer l'histoire à d'autres. Vous vous en êtes fait vous-même, dira-t-on, le rapporteur; on ne veut pas, on ne doit pas vous croire, parce que vous ètes partie au procès.

A cela je réponds que l'historien, le mieux instruit et le plus digne de foi, est celui qui ne raconte que ce qu'il a vu et entendu, avec tout un peuple qui peut le démentir, s'il en impose. Intéressé par mon propre devoir à ce qui se passait, j'étais plus attentif aux discussions qui pouvaient, dans leur résultat, nuire ou profiter à ceux que je représentais. Il m'importait de connaître l'esprit qui dirigeait la marche de la Convention. Eh! qui était plus à portée de saisir cet esprit dominant, qu'un de ses membres, obligé, forcé même de le suivre tout en le condamnant? Si, comme député, j'ai une opinion que je ne peux, en ma qualité d'historien, estimer meilleure que celle d'un autre, c'est à l'événement, c'est au public, c'est à l'authenticité de l'histoire à apprendre quelle fut la bonne. Membre de la Convention, comme je l'avais été de l'Assemblée constituante, avec un égal attachement à la liberté, rendue si désirable pour le tiersétat que la noblesse foulait aux pieds, je n'ai voulu d'elle, dans l'une comme dans l'autre de ces assemblées, qu'avec la justice et la religion. Ces opinions sont contenues dans mes discours imprimés, et cette histoire même les attestera. On y trouvera d'ailleurs la vérité et l'impartialité qu'elle exige de moi.

Peu habitué à la tribune, sans ambition comme sans liaison d'intrigues ni de parti, je tenais du moins à mes idées personnelles, et je n'ai pas cessé d'être libre dans mes suffrages, jusqu'à la tyrannie sanglante de Robespierre qui me réduisit au silence pour ma sûreté. Mais après sa mort à laquelle j'aidai comme au plus grand bien, après la chute de ce tyran médiocre qui est nécessairement, et pour la honte de notre époque, le héros de cette tragique histoire, on a pu librement dire la vérité, on a pu proclamer la justice et l'humanité, même avant de pouvoir les pratiquer encore. Plusieurs députés, complices ou rivaux de Robespierre, ne votèrent pas comme nous la mort de la tyrannie en votant la mort du tyran; ce qui a fait, pendant quelque temps, survivre son esprit à sa chute. Ce régime ne cessa entièrement que lorsque le côté droit l'emporta, par le nombre et la raison, sur cette minorité féroce qui, pour son repos ou sa sûreté, en renonçant à l'emploi de l'échafaud, craignait, non sans fondement, la réaction qui bientôt se montra plus cruelle encore qu'ils ne le pensaient, par les massacres des prisonniers à Lyon, à Aix, à Marseille, à Tarascon-sur-Rhône, etc. Tant il est vrai que tout se réduit à une guerre de passions entre les hommes, quand les lois n'ont plus le pouvoir de les contenir! Mais comme dans l'anarchie, insupportable de sa nature, tout conspire au retour de l'ordre, on ne tarda pas à voir succéder le règne de la justice à celui de la violence.

On ne pouvait rendre la vie à qui l'avait perdue; mais la liberté fut donnée aux détenus, les radiations aux émigrés forcés; enfin les députés proscrits, mis hors la loi, rentrèrent dans la Convention, mais un peu plus tard, à cause de l'opposition des montagnards qui redoutaient leur pré-sence et que la majorité fit taire. Ces députés eurent bientôt repris leurs avantages dans la justice de leur cause, à tel point qu'ils firent rendre un décret portant que les prévenus de fédéralisme accusés et décrétés les 31 mai et 2 de juin 1793, comme criminels de lèse-nation, avaient bien mérité de la patrie.

C'était pourtant à ce titre de fédéraliste que Robespierre avait terrassé ses adversaires, Pétion, Brissot, les Girondins. Ceux-ci avaient certainement la raison pour eux, mais ils n'avaient pas la force, et en révolution le plus fort est le plus sage. Tous les amis de l'ordre étaient aussi pour les Girondins, si l'on excepte les ci-devant privilégiés, ennemis éternels de la révolution qui les a mis sous le joug commun de la loi. Ceux - là trouvaient mieux leur compte aux excès du parti contraire: aussi les provoquaient-ils eux-mêmes, bien convaincus qu'il en résulterait un changement dont ils profiteraient dans un pays qu'ils savaient n'être pas fait pour une république; vérité solennellement reconnue après la Convention. La constitution de l'an IV, faite avec soin pour raffermir la république, n'a pu la conserver avec un directoire qui, à peine établi, se mit au-dessus de la constitution, des lois, et des législateurs dont le plus grand nombre adorait sa puissance. Chacun sait comment il éloigna ceux qui lui étaient contraires. Il fallut des législateurs tout nouveaux dans une nouvelle session pour mettre fin à

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