aucun des talents nécessaires pour s'avancer médiocrement. Gens néanmoins éveillés et alertes sur tout ce qu'ils croient leur convenir, un peu entreprenants, légers et précipités : le dirai-je? ils portent au vent, attelés tous deux au char de la fortune, et tous deux fort éloignés de s'y voir assis. Un homme de la cour qui n'a pas un assez beau nom, doit l'ensevelir sous un meilleur; mais s'il l'a tel qu'il ose le porter, il doit alors insinuer qu'il est de tous les noms le plus illustre, comme sa maison de toutes les maisons la plus ancienne : il doit tenir aux Princes Lorrains, aux ROHANS, aux CHATILLONS, aux MONTMORENCYS, et, s'il se peut, aux PRINCES DU SANG; ne parler que de ducs, de cardinaux, et de ministres; faire entrer dans toutes les conversations ses aïeux paternels et maternels, et y trouver place pour l'oriflamme et pour les croisades; avoir des salles parées d'arbres généalogiques, d'écussons chargés de seize quartiers, et de tableaux de ses ancêtres et des alliés de ses ancêtres; se piquer d'avoir un ancien châ teau à tourelles, à créneaux et à mâchecoulis ; dire en toute rencontre ma race, ma branche, mon nom, et mes armes; dire de celui-ci qu'il n'est pas homme de qualité, de celle-là qu'elle n'est pas demoiselle; ou, si on lui dit qu'Hyacinthe a eu le gros lot, demander s'il est gentilhomme. Quelques-uns riront de ces contre-temps; mais il les laissera rire d'autres en feront des contes, et il leur permettra de conter; il dira toujours qu'il marche après la maison régnante; et, à force de le dire, il sera cru. C'est une grande simplicité que d'apporter à la cour la moindre roture, et de n'y être pas gentilhomme. L'on se couche à la cour, et l'on se lève sur l'intérêt : c'est ce que l'on digère le matin et le soir, le jour et la nuit; c'est ce qui fait que l'on pense', que l'on parle, que l'on se tait, que l'on agit; c'est dans cet esprit qu'on aborde les uns et qu'on néglige les autres, que l'on monte et que l'on descend; c'est sur cette règle que l'on mesure ses soins, ses complaisances, son estime, son indifférence, son mépris. Quelques pas que quelques-uns fassent par vertu vers la modération et la sagesse, un premier mobile d'ambition les emmène avec les plus avares, les plus violents dans leurs désirs, et les plus ambitieux : quel moyen de demeurer immobile où tout marche, où tout se remue, et de ne pas courir où les autres courent? On croit même ètre responsable à soi-même de son élévation et de sa fortune celui qui ne l'a point faite à la cour est censé ne l'avoir pas dû faire; on n'en appelle pas. Cependant s'en éloignera-t-on avant d'en avoir tiré le moindre fruit, ou persistera-t-on à y demeurer sans grâces et sans récompenses? question si épineuse, si embarrassée, et d'une si pénible décision, qu'un nombre infini de courtisans veillissent sur le oui et sur le non, et meurent dans le doute. Il n'y a rien à la cour de si méprisable et de si indigne qu'un homme qui ne peut contribuer en rien à notre fortune: je m'étonne qu'il ose se montrer. Celui qui voit loin derrière soi un homme de son temps et de sa condition, avec qui il est venu à la cour la prcmière fois, s'il croit avoir une raison solide d'être prévenu de son propre mérite, et de s'estimer davantage que cet autre qui est demeuré en chemin, ne se souvient plus de ce qu'avant sa faveur il pensait de soi-même et de ceux qui l'avaient devancé. C'est beaucoup tirer de notre ami, si, ayant monté à une grande faveur, il est encore un homme de notre connaissance. Si celui qui est en faveur ose s'en prévaloir avant qu'elle lui échappe, s'il se sert d'un bon vent qui souffle pour faire son chemin, s'il a les yeux ouverts sur tout ce qui vaque, poste, abbaye, pour les demander et les obtenir, et qu'il soit muni de pensions, de brevets, et de survivances, vous lui reprochez son avidité et son ambition; vous dites que tout le tente, que tout lui est propre, aux siens, à ses créatures, et que, par le nombre et la diversité des grâces dont il se trouve comblé, lui seul a fait plusieurs fortunes. Cependant qu'a-t-il dû faire? Si j'en juge moins par vos discours que par le parti que vous auriez pris vous-même en pareille situation, c'est précisément ce qu'il a fait. L'on blâme les gens qui font une grande fortune pendant qu'ils en ont les occasions, parce que l'on désespère, par la médiocrité de la sienne, d'être jamais en état de faire comme eux, et de s'attirer ce reproche. Si l'on était à portée de leur succéder, l'on commencerait à sentir qu'ils ont moins de tort, et l'on serait plus retenu, de peur de prononcer d'avance sa condamnation. Il ne faut rien exagérer, ni dire des cours le mal qui n'y est point; l'on n'y attente rien de pis contre le vrai mérite, que de le laisser quelquefois sans récompense: on ne l'y méprise pas toujours, quand on a pu une fois le discerner : on l'oublie; et c'est là où l'on sait parfaitement ne faire rien, ou faire très-peu de chose, pour ceux que l'on estime beaucoup. Il est difficile à la cour que, de toutes les pièces que l'on emploie à l'édifice de sa fortune, il n'y en ait quelqu'une qui porte à faux: l'un de mes amis qui a promis de parler ne parle point; l'autre parle mollement: il échappe à un troisième de parler contre mes intérêts et contre ses intentions : à celui-là manque la bonne volonté; à celui-ci, l'habileté et la prudence: tous n'ont pas assez de plaisir à me voir heureux pour contribuer de tout leur pouvoir à me rendre tel. Chacun se souvient assez de tout ce que son établissement lui a coûté à faire, ainsi que des secours qui lui en ont frayé le chemin : on serait même assez porté à justifier les services qu'on a reçus des uns par ceux qu'en de pareils besoins on rendrait aux autres, si le premier et l'unique soin qu'on a après sa fortune faite n'était pas de songer à soi. Les courtisans n'emploient pas ce qu'ils ont d'esprit, d'adresse, et de finesse, pour trouver les expédients d'obliger ceux de leurs amis qui implorent leur secours, mais seulement pour leur trouver des raisons apparentes, de spécieux prétextes, ou ce qu'ils appellent une impossibilité de le pouvoir faire ; et ils se persuadent d'être quittes par là en leur endroit de tous les devoirs de l'amitié ou de la reconnaissance. Personne à la cour ne veut entamer; on s'offre d'appuyer, parce que, jugeant des autres par soi-même, on espère que nul n'entamera, et qu'on sera ainsi dispensé d'appuyer c'est une manière douce et polie de refuser son crédit, ses offices, et sa médiation, à qui en a besoin. Combien de gens vous étouffent de caresses dans le particulier, vous aiment et vous estiment, qui sont embarrassés de vous dans le public, et qui, au lever ou à la messe, évitent vos yeux et votre rencontre! Il n'y a qu'un petit nombre de courtisans qui, par grandeur ou par une confiance qu'ils ont d'eux-mêmes, osent honorer devant le monde le mérite qui est seul, et dénué de grands établissements. Je vois un homme entouré et suivi; mais il est en place j'en vois un autre que tout le monde aborde; mais il est en faveur celui-ci est embrassé et caressé, même des grands; mais il est riche: celui-là est regardé de tous avec curiosité, on le montre du doigt; mais il est savant et éloquent : j'en découvre un que personne n'oublie de saluer; mais il est méchant : je veux un homme qui soit bon, qui ne soit rien davantage, et qui soit recherché. Vient-on de placer quelqu'un dans un nouveau poste, c'est un débordement de louanges en sa faveur qui inonde les cours et la chapelle, qui gagne l'escalier, les salles, la galerie, tout l'appartement: on en a au-dessus des yeux; on n'y tient pas. Il n'y a pas deux voix différentes sur ce personnage; l'envie, la jalousie, parlent comme l'adulation: tous se laissent entraîner au torrent qui les emporte, qui les force de dire d'un homme ce qu'ils en pensent ou ce qu'ils n'en pensent pas, comme de louer souvent celui qu'ils ne connaissent point. L'homme d'esprit, de mérite, ou de valeur, devient en un instant un génie du premier ordre, un héros, un demi-dieu. Il est si prodigieusement flatté dans toutes les peintures que l'on fait de lui, qu'il paraît difforme près de ses portraits: il lui est impossible d'arriver jamais jusqu'où la bassesse et la complaisance viennent de le porter; il rougit de sa propre réputation. Commence-t-il à chanceler dans ce poste où on l'avait mis, tout le monde passe facilement à un autre avis : en est-il entièrement déchu, les machines qui l'avaient guindé si haut, par l'applaudissement et les éloges, sont encore toutes dressées pour le faire tomber dans le dernier mépris; je veux dire qu'il n'y en a point qui le dédaignent mieux, qui le blâment plus aigrement, et qui en disent plus de mal, que ceux qui s'étaient comme dévoués à la fureur d'en dire du bien. |