qui n'ont pas peu contribué à me maintenir le cœur fain. J'en ai tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-être d'usage dans la pratique, d'éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts, & qui nous montrent notre bien dans le mal d'autrui: fûr que dans de telles situations, quelque fincere amour de la vertu qu'on y porte, on foiblit tôt ou tard sans s'en appercevoir, & l'on devient injuste & méchant dans le fait, fans avoir cessé d'être juste & bon dans l'ame. Cette maxime fortement imprimée au fond de mon cœur & mise en pratique, quoiqu'un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui m'ont donné l'air le plus bizarre & le plus fou dans le public & fur-tout parmi mes connoifsances. On m'a imputé de vouloir être original & faire autrement que les autres. En vérité je ne songeois gueres à faire ni comme les autres ni autrement qu'eux. Je defirois sincérement de faire ce qui étoit bien. Je me dérobois de toute ma force à des situations qui me donnassent un intérêt contraire à l'intérêt d'un autre homme, & par conféquent un defir fecret quoiqu'involontaire du mal de cet homme-là. Il y a deux ans que Mylord Maréchal me voulut mettre dans son teftament. Je m'y opposai de toute ma force. Je lui marquai que je ne voudrois pour rien au monde me savoir dans le testament de qui que ce fût, & beaucoup moins dans le fien. Il se rendit ; maintenant il veut me faire une pension viagere, & je ne m'y oppose pas. On dira que je trouve mon compte à ce changement: cela peut être. Mais ô mon bienfaiteur & mon pere, fi j'ai le malheur de vous survivre je fais qu'en vous perdant j'ai tout à perdre, & que je n'ai rien à gagner. C'est-là, felon moi, la bonne philofophie, la seule vraiment assortie au cœur humain. Je me pénetre chaque jour davantage de sa profonde folidité, & je l'ai retournée de différentes manieres dans tous mes derniers écrits; mais le public qui est frivole ne l'y a pas fu remarquer. Si je survis assez à cette entreprise confommée pour en reprendre une autre, je me propose de donner dans la suite de l'E mile mile un exemple fi charmant & fi frappant de cette même maxime que mon lecteur soit forcé d'y faire attention. Mais c'est assez de réflexions pour un voyageur; il est tems de reprendre ma route. Je la fis plus agréablement que je n'aurois dû m'y attendre, & mon manan ne fut pas fi bourru qu'il en avoit l'air. C'étoit un homme entre deux âges, portant en queue ses cheveux noirs grifonnans; l'air grenadier, la voix forte, assez gai, marchant bien, mangeant mieux, & qui faifoit toute forte de métiers faute d'en savoir aucun. Il avoit proposé, je crois, d'établir à Annecy, je ne fais quelle manufacture. Madame de Warens n'avoit pas manqué de donner dans le projet, & c'étoit pour tâcher de le faire agréer au Ministre, qu'il faisoit, bien défrayé, le voyage de Turin. Notre homme avoit le talent d'intriguer en se fourrant toujours avec les prêtres, &, faisant l'empressé pour les fervir, il avoit pris à leur école un certain jargon dévot dont il usoit fans cesse, se piquant d'être un grand prédicateur. Il savoit même un passage latin de la bible, & c'étoit comme s'il en avoit su mille, parce Memoires. Tome I. H qu'il le répétoit mille fois le jour. Du reste; manquant rarement d'argent quand il en favoit dans la bourse des autres. Plus adroit pourtant que fripon, & qui débitant d'un ton de racoleur ses capucinades, reffembloit à l'hermite Pierre, prêchant la croifade le fabre au côté. Pour Madame Sabran son épouse, c'étoit une affez bonne femme, plus tranquille le jour que la nuit. Comme je couchois toujours dans leur chambre, ses bruyantes infomnies m'éveilloient souvent, & m'auroient éveillé bien davantage si j'en avois compris le sujet. Mais je ne m'en doutois pas même, & j'étois sur ce chapitre d'une bêtise qui a laissé à la seule nature tout le soin de mon instruction. Je m'acheminois gaîment avec mon dévot guide & sa semillante compagne. Nul accident ne troubla mon voyage; j'étois dans la plus heureuse situation de corps & d'esprit où j'aye été de mes jours. Jeune, vigoureux, plein de santé, de fécurité, de confiance en moi & aux autres, j'étois dans ce court mais précieux moment de la vie où sa plénitude expansive étend pour ainsi dire notre être par toutes nos sensa tions, & embellit à nos yeux la nature entiere du charme de notre existence. Ma douce inquiétude avoit un objet qui la rendoit moins errante & fixoit mon imagination. Je me regardois comme l'ouvrage, l'éleve, l'ami, presque l'amant de Madame de Warens. Les chofes obligeantes qu'elle m'avoit dites, les petites caresses qu'elle m'avoit faites, l'intérêt si tendre qu'elle avoit paru prendre à moi, ses regards charmans qui me sembloient pleins d'amour parce qu'ils m'en inspiroient; tout cela nourrifssoit mes idées durant la marche, & me faisoit rêver délicieusement. Nulle crainte, nul doute fur mon fort ne troubloit ces rêveries. M'envoyer à Turin c'étoit, selon moi, s'engager à m'y faire vivre, à m'y placer convenablement. Je n'avois plus de souci sur moi-même ; d'autres s'étoient chargés de ce foin. Ainsi je marchois légérement allégé de ce poids; les jeunes defirs, l'espoir enchanteur, les brillants projets remplissoient mon ame Tous les objets que je voyois me sembloient les garans de ma prochaine félicité. Dans les maisons j'imaginois des festins rustiques, dans les prés de folâtres jeux, |