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digieuse d'airs & de chansons qu'elle chantoit avec un filet de voix fort douce. La férénité d'ame de cette excellente fille éloignoit d'elle & de tout ce qui l'environnoit la rêverie & la tristesse. L'attrait que son chant avoit pour moi fut tel que non-feulement plusieurs de ses chansons me font toujours restées dans la mémoire; mais qu'il m'en revient même, aujourd'hui que je l'ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Diroit-on que moi, vieux radoteur, rongé de soucis & de peines, je me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant en marmotant ces petits airs d'une voix déjà cassée & tremblante? Il y en a un fur-tout, qui m'est bien revenu tout entier, quant à l'air; mais la seconde moitié des paroles s'est conftamment refusée à tous mes efforts pour me la rappeller, quoiqu'il m'en revienne confusément les rimes. Voici le commencement, & ce que j'ai pu me rappeller du reste.

Tircis,

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Et toujours l'épine est sous la rofe.

Je cherche où est le charme attendriffant que mon cœur trouve à cette chanfon: c'est un caprice auquel je ne com prends rien; mais il m'est de toute impofsibilité de la chanter jusqu'à la fin, sans être arrêté par mes larmes. J'ai cent fois projetté d'écrire à Paris pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu'un les connoisse encore. Mais je suis presque fûr que le plaifir que je prends à me rappeller cet air s'évanouiroit en partie, si j'avois la preuve que d'autres que ma pauvre tante Suson l'ont chanté.

Telles furent les premieres affections de mon entrée à la vie; ainsi commençoit à se former ou à se montrer en moi ce cœur à la fois fi fier & fi tendre, ce caractere Mémoires, Tome I.

B

efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la foiblesse & le courage, entre la mollesse & la vertu, m'a jusqu'au bout mis en contradiction avec moi-même, & a fait que l'abstinence & la jouissance, le plaifir & la sagesse, m'ont également échappé.

Ce train d'éducation fut interrompu par un accident dont les suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon pere eut un démêlé avec un M. G***., Capitaine en France, & apparenté dans le Confeil. Ce G***., homme infolent & lâche, saigna du nez, & pour se venger accusa mon pere d'avoir mis l'épée à la main dans la ville. Mon pere, qu'on voulut envoyer en prison, s'obstinoit à vouloir que, selon la loi, l'accusateur y entrât aussi bien que lui. N'ayant pu l'obtenir, il aima mieux fortir de Geneve & s'expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où l'honneur & la liberté lui paroissoient compromis.

Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard alors employé aux fortifications de Geneve. Sa fille aînée étoit morte, mais il avoit un fils de même âge que moi. Nous fumes mis ensemble à Bossey en pension chez le Ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on l'accompagne sous le nom d'éducation.

Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine, & me ramenerent à l'état d'enfant. A Geneve où l'on ne m'imposoit rien, j'aimois l'application, la lecture; c'étoit presque mon seul amusement. A Bossey le travail me fit aimer les jeux qui lui servoient de relâche, La campagne étoit pour moi si nouvelle que je ne pouvois me lasser d'en jouir. Je pris pour elle un goût si vif qu'il n'a jamais pu s'éteindre. Le souvenir des jours heureux que j'y ai passés m'a fait regretter son séjour & ses plaisirs dans tous les âges, jusqu'à celui qui m'y a ramené. M. Lambercier étoit un homme fort raisonnable qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeoit point de devoirs extrêmes. La preuve qu'il s'y prenoit bien est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappellé avec dégoût mes heures d'étude, & que, fi je n'appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j'ap

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pris je l'appris fans peine, & n'en ai rien oublié.

La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d'un prix inestimable en ouvrant mon cœur à l'amitié. Jusqu'alors je n'avois connu que des sentimens élevés, mais imaginaires. L'habitude de vivre ensemble dans un état paisible m'unit tendrement à mon cousin Bernard. En peu de tems j'eus pour lui des sentimens plus affectueux que ceux que j'avois eu pour mon frere, & qui ne se sont jamais effacés. C'étoit un grand garçon fort efflanqué, fort fluet, aussi doux d'esprit que foible de corps, & qui n'abusoit pas trop de la prédilection qu'on avoit pour lui dans la maifon comme fils de mon tuteur. Nos travaux, nos amusemens, nos goûts étoient les mêmes; nous étions seuls; nous étions de même âge; chacun des deux avoit besoin d'un camarade : nous séparer étoit en quelque forte nous anéantir. Quoique nous eussions peu d'occasions de faire preuve de notre attachement l'un pour l'autre, il étoit extrême, & non - feulement nous ne pouvions vivre un instant séparés, mais nous n'imaginions pas que

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