les endroits où la pente étoit affez unie; & la broussaille affez claire pour laisser paffer des cailloux, j'en allois chercher au loin d'aussi gros que je les pouvois porter, je les rassemblois fur le parapet en pile, puis les lançant l'un après l'autre, je me délectois à les voir rouler, bondir & voler en mille éclats avant que d'atteindre le fond du précipice. Plus près de Chambery j'eus un spectacle semblable en fens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée que l'eau se détache net & tombe en arcade assez loin pour qu'on puisse passer entre la cascade & la roche, quelquefois sans être mouillé. Mais fi l'on ne prend bien ses mesures on y est aisément trompé, comme je le fus : car à cause de l'extrême hauteur l'eau se divise & tombe en pouffiere, & lorsqu'on appro che un peu trop de ce nuage; fans s'appercevoir d'abord qu'on se mouille, à l'inftant on eft tout trempé. J'arrive enfin, je la revois. Elle n'étoit pas seule. M. l'Intendant général étoit chez elle au moment que j'entrai. Sans me par ler elle me prend par la main & me présente à lui avec cette grace qui lui ouvroit tous les cœurs; le voilà, Monfieur, ce pauvre jeune homme; daignez le protéger aussi long-tems qu'il le méritera, je ne fuis plus en peine de lui pour le reste de sa vie. Puis m'adressant la parole; mon enfant me dit-elle, vous appartenez au Roi: remerciez M. l'Intendant qui vous donne du pain. J'ouvrois de grands yeux fans, rien dire, sans savoir trop qu'imaginer: il s'en fallut peu que l'ambition naifsante ne me tournât la tête, & que je ne fisse déjà le petit Intendant. Ma fortune se trouva moins brillante que fur ce début je ne l'avois imaginée; mais quant à présent c'étoit assez pour vivre, & pour moi c'étoit beaucoup. Voici de quoi il s'agissoit. Le roi Victor Amédée jugeant par le fort des guerres précédentes, & par la position de l'ancien patrimoine de ses peres qu'il lui échapperoit quelque jour, ne cherchoit qu'à l'épuiser. Il y avoit peu d'années qu'ayant réfolu d'en mettre la Noblesse à la taille, il avoit ordonné un cadastre général de tout le pays, afin que rendant l'imposition réelle, on pût la répartir avec plus Jane travail commence fous le perer steve tous le fils. Deux ou trois cents Melanes tant arpenteurs qu'on appela geometres, qu'ecrivains qu'on appellon tecretaires, furent employés à cet ouviage, & c'etoit parmi ces derniers que Maman m'avoit fait infcrire. Le poste sans être fort lucratif donnoit de quoi vivre au large dans ce pays-là. Le mal étoit que cet emploi n'étoit qu'à tems, mais il metroit en état de chercher & d'attendre, & c'etoit par prévoyance qu'elle tâchoit de m'obtenir de l'Intendant une protection particulière pour pouvoir passer à quelque emploi plus folide quand le tems de celuiLà ieroit fini. J'entrai en fonction peu de jours après mon arrivée. Il n'y avoit à ce travail rien de difficile & je fus bientôt au fait. C'est ainsi qu'après quatre ou cinq ans de courfes, de folies, & de fouffrances depuis ma fortie de Geneve, je commençai pour la premiere fois de gagner mon pain avec honneur. nef f Ces longs détails de ma premiere jeunt paru bien puériles & j'en quoique né homme à certains Egards, j'ai été long-tems enfant & je le fuis encore à beaucoup d'autres. Je n'ai pas promis d'offrir au public un grand personnage; j'ai promis de me peindre tel que je suis & pour me connoître dans mon âge avancé, il faut m'avoir bien connu dans ma jeunesse. Comme en général les objets font moins d'impression sur moi que leurs souvenirs & que toutes mes idées font en images, les premiers traits qui se font gravés dans ma tête y sont demeurés, & ceux qui s'y font empreints dans la suite se sont plutôt combinés avec eux qu'ils ne les ont effacés. Il y a une certaine fuccession d'affections & d'idées qui modifient celles qui les suivent & qu'il faut connoître pour en bien juger. Je m'applique à bien développer par - tout les premieres causes pour faire sentir l'enchaînement des effets. Je voudrois pouvoir en quelque façon rendre mon ame transparente aux yeux du lecteur, & pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue, à l'éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu'il ne s'y passe pas un mouvement qu'il n'apperçoive, afin qu'il puisse juger par lui-même du principe qui les produit. Si je me chargeois du résultat & que je lui disse; tel est mon caractere, il pourroit croire, finon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m'est arrivé, tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai senti, je ne puis l'induire en erreur à moins que je ne le veuille, encore même en le voulant n'y parviendrois-je pas aisément de cette façon. C'est à lui d'assembler ces élémens & de déterminer l'être qu'ils composent; le résultat doit être fon ouvrage, & s'il se trompe alors, toute l'erreur sera de fon fait. Or il ne fuffit pas pour cette fin que mes récits foient fidelles, il faut aussi qu'ils foient exacts. Ce n'est pas à moi de juger de l'importance des faits, je les dois tous dire, & lui laisser le soin de choisir. C'est à quoi je me suis appliqué jusqu'ici de tout mon courage, & je ne me relâcherai pas dans la suite. Mais les souvenirs de l'âge moyen sont toujours moins vifs que ceux de la premiere jeunesse. J'ai commencé par tirer de ceux-ci le meilleur parti qu'il m'étoit possible. Si les autres me reviennent avec la même force, des lecteurs |