tendrement mes chimeres, faute de rien voir autour de moi qui les valût. Les dimanches mes camarades venoient me chercher après le prêche pour aller m'ébattre avec eux. Je leur aurois volontiers échappé si j'avois pu : mais une fois en train dans leurs jeux, j'étois plus ardent & j'allois plus loin qu'aucun autre; difficile à ébranler & à retenir. Ce fut là de tout tems ma disposition constante. Dans nos promenades hors de la ville j'allois toujours en avant fans fonger au retour, à moins que d'autres n'y fongeassent pour moi. J'y fus pris deux fois; les portes furent fermées avant que je pusse arriver. Le lendemain je fus traité comme on s'imagine, & la feconde fois il me fut promis un tel accueil pour la troisieme, que je refolus de ne m'y pas expofer. Cette troisieme fois si redoutée arriva pourtant. Ma vigilance fut mise en défaut par un maudit Capitaine appellé M. Minutoli, qui fermoit toujours la porte où il étoit de garde une demi - heure avant les autres. Je revenois avec deux camarades. A demi-lieue de la ville j'entends fonner la retraite; je double le pas; j'entends battre la caisse, je cours Mémoires. Tome I. F à toutes jambes: j'arrive essoufflé, tout en nage: le cœur me bat, je vois de loin les foldats à leur poste; j'accours, je crie d'une voix étouffée. Il étoit trop tard. A vingt pas de l'avancée, je vois lever le premier pont. Je frémis en voyant en l'air ces cornes terribles, finistre & fatal augure du fort inévitable que ce moment commençoit pour moi. Dans le premier transport de ma douleur je me jettai sur le glacis, & mordis la terre. Mes camarades riant de leur malheur prirent à l'instant leur parti. Je pris aussi le mien, mais ce fut d'une autre maniere. Sur le lieu même je jurai de ne retourner jamais chez mon maître ; & le lendemain, quand, à l'heure de la décou verte ils rentrerent en ville, je leur dis adieu pour jamais, les priant seulement d'avertir en fecret mon cousin Bernard de la résolution que j'avois prise, & du lieu où il pourroit me voir encore une fois. A mon entrée en apprentissage, étant plus séparé de lui, je le vis moins. Toutefois durant quelque tems nous nous rafsemblions les dimanches: mais insensiblement chacun prit d'autres habitudes, & nous nous vîmes plus rarement. Je suis perfuadé que sa mere contribua beaucoup à ce changement. Il étoit, lui, un garçon du haut; moi, chétif, apprentif, je n'étois plus qu'un enfant de St. Gervais. Il n'y avoit plus entre nous d'égalité malgré la naissance; c'étoit déroger que de me fréquenter. Cependant les liaisons ne cesserent point tout-à-fait entre nous, & comme c'étoit un garçon d'un bon naturel, il suivoit quelquefois fon cœur malgré les leçons de sa mere. Instruit de ma résolution, il accourut, non pour m'en dissuader ou la partager, mais pour jetter par de petits présens quelque agrément dans ma fuite; car mes propres ressources ne pouvoient me mener fort loin. Il me donna entr'autres une petite épée dont j'étois fort épris, & que j'ai portée jusqu'à Turin, où le besoin m'en fit défaire, & où je me la passai, comme on dit, au travers du corps. Plus j'ai réfléchi depuis à la maniere dont il se conduifit avec moi dans ce moment critique, plus je me fuis perfuadé qu'il suivit les inftructions de sa mere & peutêtre de son pere; car il n'est pas possible que de lui-même il n'eût fait quelque effort pour me retenir, ou qu'il n'eût été tenté de me fuivre: mais point. Il m'encouragea dans mon dessein plutôt qu'il ne m'en détourna: puis quand il me vit bien réfolu, il me quitta fans beaucoup de larmes. Nous ne nous fommes jamais écrit ni revus; c'est dommage. Il étoit d'un caractere effentiellement bon: nous étions faits pour nous aimer. Avant de m'abandonner à la fatalité de ma deftinée, qu'on me permette de tourner un moment les yeux fur celle qui m'attendoit naturellement, fi j'étois tombé dans les mains d'un meilleur maître. Rien n'étoit plus convenable à mon humeur ni plus propre à me rendre heureux, que l'état tranquille & obfcur d'un bon artisan, dans certaines classes sur-tout, telles qu'est à Geneve celle des graveurs. Cet état, affez lucratif pour donner une subsistance aisée, & pas affez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le reste de mes jours; & me laissant un loisir honnête pour cultiver des goûts modérés, il m'eût contenu dans ma fphere sans m'offrir aucun moyen d'en fortir. Ayant une imagination affez riche pour orner de fes chimeres tous les états, assez puissante pour me tranfporter, pour ainsi dire, à mon gré de l'un à l'autre, il m'importoit peu dans lequel je fusse en effet. Il ne pouvoit y avoir fi loin du lieu où j'étois au premier château en Espagne, qu'il ne me fût aisé de m'y établir. De cela seul il suivoit que l'état le plus fimple, celui qui donnoit le moins de tracas & de soins, celui qui laissoit l'esprit le plus libre, étoit celui qui me convenoit le mieux, & c'étoit précisément le mien. J'aurois passé dans le sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille & de mes amis, une vie paisible & douce, telle qu'il la falloit à mon caractere, dans l'uniformité d'un travail de mon goût, & d'une fociété selon mon cœur. J'aurois été bon chrétien, bon citoyen, bon pere de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J'aurois aimé mon état, je l'aurois honoré peut-être ; & après avoir passé une vie obfcure & fimple, mais égale & douce, je serois mort paisiblement dans le sein des miens, Bientôt oublié, fans doute, j'aurois été regretté du moins aussi long-tems qu'on se feroit souyenu de moi, |