pas non plus qu'elle en ait abusé; elle n'en est pas capable, et d'ailleurs j'y avois mis bon ordre. La sotte mais vive crainte d'être persiflé m'avoit fait commencer cette correspondance sur un ton qui mit mes lettres à l'abri des communications. Je portai, jusqu'à la tutoyer, la familiarité que j'y pris dans mon ivresse : mais quel tutoiement ! elle n'en devoit sûrement être offensée. Cependant elle s'en plaignit plu sieurs fois assez vivement, mais sans succès : ses plaintes ne faisoient que réveiller ma défiance, et d'ailleurs je ne pouvois me résoudre à rétrograder. Si ces lettres sont encore en être et qu'un jour elles soient vues, on connoîtra comment j'ai aimé. La douleur que me causa le refroidissement de madame d'Houdetot, et la certitude de ne l'avoir pas mérité, me firent prendre le singulier parti de m'en plaindre à Saint-Lambert même. En attendant l'effet de la lettre que je lui écrivis à ce sujet, je me jetai dans les distractions que j'aurois dû chercher plutôt. Il y eut des fêtes à la Chevrette pour lesquelles je fis de la musique. Le plaisir de me faire honneur auprès de madame d'Houdetot d'un talent qu'elle aimoit excita ma verve, et un autre objet contribuoit encore à l'animer : savoir, le désir de montrer que l'auteur du Devin du village savoit la musique; car je m'apercevois depuis long-temps que quelqu'un travailloit en secret à rendre cela douteux, du moins quant à la composition. Mon début à Paris, les épreuves où j'y avois été mis à diverses fois, tant chez M. Dupin que chez M. de la Poplinière; quantité de musique que j'y avois composée pendant quatorze ans au milieu des plus célèbres artistes, et sous leurs yeux : enfin l'opéra des Muses galantes, celui même du Devin du village, un motet que j'avois fait pour mademoiselle Fel, et qu'elle avoit chanté au concert spirituel; tant de conférences que j'avois eues sur ce bel art avec les plus grands maîtres, tout sembloit devoir prévenir ou dissiper un pareil doute. Il existoit cependant, même à la Chevrette et je voyois que M. d'Epinay n'en étoit pas exempt. Sans paroître m'apercevoir de cela, je me chargeai de lui composer un motet pour la dédicace de la chapelle de la Chevrette, et je le priai de me fournir des paroles de son choix. Il chargea de Linant, le gouverneur de son fils, de les faire. De Linant arrangea des paroles convenables au sujet; et, huit jours après qu'elles m'eurent été données, le motet fut achevé. Pour cette fois le dépit fut mon Apollon, et jamais musique plus étoffée ne sortit de mes mains. Les paroles commencent par ces mots : Ecce sedes tonantis. La pompe du début répond aux paroles, et toute la suite du motet est d'une beauté de chant qui frappa tout le monde. J'avois travaillé en grand orchestre. D'Epinay rassembla les meilleurs. symphonistes. Madame Bruna, chanteuse italienne, chanta le motet, et fut très-bien accompagnée. Le motet eut un si grand succès qu'on l'a donné dans la suite au concert spirituel, où, malgré les sourdes cabales et l'indigne exécution, il a eu deux fois les mêmes applaudissements. Je donnai pour la fête de M. d'Epinay l'idée d'une espèce de pièce, moitié drame, moitié pantomime, que madame d'Epinay composa, et dont je fis encore la musique. Grimm, en arrivant, entendit parler de mes succès harmoniques; une heure après on n'en parla plus : 1 J'ai appris, depuis, que ces paroles étoient de Santeuil, et que M. de Linant se les étoit doucement appropriées. (Cette note manque dans le manuscrit autographe.), mais du moins on ne mit plus en question, que je sache, si je savois la composition. A peine Grimm fut-il à la Chevrette, où déjà je ne me plaisois pas trop, qu'il acheva de me la rendre insupportable par des airs tels que je ne vis jamais à personne, et dont je n'avois pas même l'idée. La veille de son arrivée, on me délogea de ma chambre de faveur que j'occupois, contiguë à celle de madame d'Epinay; on la prépara pour M. Grimm, et on m'en donna une autre plus éloignée. Voilà, dis-je en riant à madame d'Epinay, comment les nouveaux venus déplacent les anciens. Elle parut embarrassée. J'en compris mieux la raison dès le même soir, en apprenant qu'il y avoit entre sa chambre et celle que j'avois quittée une porte masquée de communication, qu'elle avoit jugé inutile de me montrer. Son commerce avec Grimm n'étoit ignoré de personne, ni chez elle, ni dans le public, pas même de son mari: cependant, loin d'en convenir avec moi, confident de secrets qui lui importoient beaucoup davantage, et dont elle étoit bien sûre, elle s'en défendit toujours trèsfortement. Je compris que cette réserve venoit de Grimm, qui, dépositaire de tous mes se crets, ne vouloit pas que je le fusse d'aucun des siens. Quelque prévention que mes anciens sentiments qui n'étoient pas éteints, et le mérite réel de cet homme-là, me donnassent en sa faveur, elle ne put tenir contre les soins qu'il prit pour la détruire. Son abord fut celui du comte de Tuffière à peine daigna-t-il me rendre le salut; il ne m'adressa pas une seule fois la parole, et me corrigea bientôt de la lui adresser, en ne me répondant point du tout. Il passoit partout le premier, prenoit partout la première place, sans jamais faire aucune attention à moi. Passe pour cela, s'il n'y eût pas mis une affectation choquante: mais on en jugera par un seul trait pris entre mille. Un soir madame d'Épinay se trouvant un peu incommodée, dit qu'on lui portât un morceau dans sa chambre, et monta pour souper au coin de son feu. Elle me proposa de monter avec elle; je le fis. Grimm vint ensuite. La petite table étoit déjà mise; il n'y avoit que deux couverts. On sert : madame d'Épinay prend sa place à l'un des coins du feu. M. Grimm prend un fauteuil, s'établit à l'autre coin, la petite table entre eux deux, déplie sa ser tire |