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viette, et se met en devoir de manger sans me dire un seul mot. Madame d'Épinay rougit, et, pour l'engager à réparer sa grossièreté, m'offre sa propre place. Il ne dit rien, ne me regarda pas. Ne pouvant approcher du feu, je pris le parti de me promener par la chambre, en attendant qu'on m'apportât un couvert. Enfin il me laissa souper au bout de la table, loin du feu, sans me faire la moindre honnêteté, à moi incommodé, son aîné, son ancien dans la maison, qui l'y avois introduit, et à qui même, comme favori de la dame, il eût dû faire les honneurs. Toutes ses manières avec moi répondoient fort bien à cet échantillon. Il ne me traitoit pas précisément comme son inférieur; il me regardoit comme nul. J'avois peine à reconnoître là l'ancien petit cuistre qui, chez le prince de Saxe-Gotha, se tenoit honoré de mes regards. J'en avois encore plus à concilier ce profond silence, et cette morgue insultante, avec la tendre amitié qu'il se vantoit d'avoir pour moi, près de ceux qu'il savoit en avoir eux-mêmes. Il est vrai qu'il ne la témoignoit guère que pour me plaindre de ma fortune, dont je ne me plaignois point, pour compâtir à mon triste sort, dont j'étois content, et pour se lamenter amèrement de me voir me refuser durement aux soins bienfaisants qu'il disoit vouloir me rendre. C'étoit avec cet art qu'il faisoit admirer sa tendre générosité, blâmer mon ingrate misanthropie, et qu'il accoutumoit insensiblement tout le monde à n'imaginer entre un protecteur tel que lui et un malheureux tel que moi que des liaisons de bienfaits d'une part et d'obligations de l'autre, sans y supposer, même dans les possibles, une amitié d'égal à égal. Pour moi, j'ai cherché vainement en quoi je pouvois être obligé à ce nouveau patron. Je lui avois prêté de l'argent, il ne m'en prêta jamais; je l'avois gardé dans sa maladie, à peine me venoit-il voir dans les miennes; je lui avois donné tous mes amis, il ne m'en donna jamais aucun; je l'avois prôné de tout mon pouvoir.... s'il m'a prôné, c'est moins publiquement, et d'une autre manière. Jamais il ne m'a rendu ni même offert aucun service d'aucune espèce. Comment étoit-il mon Mécène? Comment étois-je son protégé? Cela me passoit, et me passe encore.

Il est vrai que du plus au moins il étoit arrogant avec tout le monde, mais avec personne aussi brutalement qu'avec moi. Je me souviens qu'une fois Saint-Lambert faillit à lui jeter son assiette à la tête sur une espèce de démenti qu'il osa lui donner en pleine table, en lui disant grossièrement : Cela n'est pas vrai. A son ton naturellement tranchant il ajouta la suffisance d'un parvenu, et devint même ridicule à force d'être impertinent. Le commerce des grands l'avoit séduit au point de se donner à lui-même des airs qu'on ne voit qu'aux moins sensés d'entre eux. Il n'appeloit jamais son laquais que par Eh! comme si, sur le nombre de ses gens, monseigneur n'eût pas su lequel étoit de garde. Quand il lui donnoit des commissions il lui jetoit l'argent par terre au lieu de le lui donner dans la main. Enfin, oubliant tout-à-fait qu'il étoit homme, il le traitoit avec un mépris si choquant, avec un dédain si dur en toute chose, que ce pauvre garçon, qui étoit un fort bon sujet que madame d'Épinay lui avoit donné quitta son service sans autre grief que l'impossibilité d'endurer de pareils traitements: c'étoit le la Fleur de ce nouveau Glorieux.

Aussi fat qu'il étoit vain, avec ses gros yeux troubles et sa figure dégingandée, il avoit des prétentions près des femmes; et, depuis sa

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comédie avec mademoiselle Fel, il passoit auprès de plusieurs d'entre elles pour un homme à grands sentiments. Cela l'avoit mis à la mode, et lui avoit donné du goût pour la propreté de femme. Il se mit à faire le beau sa toilette devint une grande affaire. Tout le monde sut qu'il mettoit dublanc; et moi, qui n'en croyois rien, je commençai de le croire, non-seulement par l'embellissement de son teint, et pour avoir trouvé des tasses de blanc sur sa toilette, mais sur ce qu'entrant un matin dans sa chambre, je le trouvai brossant ses ongles avec une petite vergette faite exprès; ouvrage qu'il continua fièrement devant moi. Je jugeai qu'un homme qui passe deux heures tous les matins à brosser ses ongles, peut bien passer quelques instants à remplir de blanc les creux de sa peau. Le bon-homme Gauffecourt, qui n'étoit pas sac-à-diable, l'avoit assez plaisamment surnommé Tyran-le-Blanc.

Tout cela n'étoit que des ridicules, mais les plus antipathiques à mon caractère. Ils achevèrent de me rendre suspect le sien. J'eus peine à croire qu'un homme à qui la tête tournoit de cette force pût conserver un cœur bien placé. Il ne s'étoit piqué de rien tant que de sensibilité d'âme et d'énergie de sentiment. Comment cela s'accordoit-il avec des défauts qui sont propres aux petites âmes? Comment les vifs et continuels élans que fait hors de lui même un cœur sensible peuvent-ils le laisser s'occuper sans cesse de tant de petits soins pour sa petite personne? Eh! mon Dieu! celui qui se sent embraser de ce feu céleste cherche à l'exhaler, et veut montrer le dedans. Il voudroit mettre son cœur sur son visage; il n'imaginera jamais d'autre fard.

Je me rappelai le sommaire de sa morale, que madame d'Épinay m'avoit dit, et qu'elle avoit adopté. Ce sommaire consistoit en un seul article, savoir que l'unique devoir de l'homme est de suivre les penchants de son cœur. Cette morale, quand je l'appris, me donna terriblement à penser, quoique je ne la prisse alors que pour un jeu d'esprit. Mais je vis bientôt que ce principe étoit réellement la règle de sa conduite, et je n'en eus que trop dans la suite la preuve à mes dépens. C'est la doctrine intérieure dont Diderot m'a tant parlé, mais qu'il ne m'a jamais expliquée.

Je me rappelai les fréquents avis qu'on m'avoit donnés, il y avoit plusieurs années,

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