nos plaisirs pouvoient se décrire, ils feroient rire par leur simplicité : nos promenades tête à tête hors de la ville où je dépensois magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenoit la largeur de l'embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servoit de table, nous respirions l'air, nous pouvions voir les environs, les passants; et, quoique nous fussions au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas composés pour tout mets d'un quartier de gros pain, de quelques cerises, d'un petit morceau de fromage, et d'un demi-septier de vin que nous buvions à nous deux? Amitié, confiance, intimité, douceur d'âme, que vos assaisonnements sont délicieux ! Quelquefois nous restions là jusqu'à minuit sans y songer, et sans nous douter de l'heure, si la vieille maman ne nous eût averti. Mais laissons ces détails qui paroîtront insipides ou risibles; je l'ai toujours dit et senti, la véritable jouissance ne se décrit point. J'en eus à peu près dans le même temps une plus grossière, la dernière de cette espèce que j'aie que à me reprocher. J'ai dit que le ministre Klupffell étoit aimable; mes liaisons avec lui n'étoient guère moins étroites qu'avec Grimm et devinrent aussi familières; ils mangeoient quelquefois chez moi. Ces repas, un peu plus que simples, étoient égayés par les fines et folles polissonneries de Klupffell et par les plaisants germanismes de Grimm, qui n'étoit pas encore devenu puriste. La sensualité ne présidoit pas à nos petites orgies, mais la joie y, suppléoit, et nous nous trouvions si bien ensemble que nous ne pouvions plus nous quitter. Klupffell avoit mis dans ses meubles une petite fille qui, par convention, ne laissoit pas d'être à tout le monde, parce qu'il ne pouvoit pas l'entretenir en entier. Un soir, en entrant au café, nous le trouvàmes qui en sortoit pour aller souper avec elle. Nous le raillâmes; il s'en vengea galamment en nous mettant du même souper, et puis nous raillant à son tour. Cette pauvre créature ne parut d'un assez bon naturel, très-douce, et peu faite à son métier, auquel une sorcière, qu'elle avoit avec elle, la styloit de son mieux. Les propos et le vin nous égayèrent au point que nous nous oubliâmes. Le bon Klupffell ne voulut pas faire ses honneurs à demi; et nous passâmes tous trois successivement dans la chambre voisine avec la pauvre petite, qui ne savoit si elle devoit rire cu pleurer Grimm a toujours affirmé qu'il ne l'avoit pas touchée : c'étoit donc pour s'amuser à nous impatienter qu'il resta si longtemps avec elle; et, s'il s'en abstint, il est peu probable que ce fût par scrupule, puisqu'avant -d'entrer chez le comte de Friese il logeoit chez des filles au même quartier de Saint-Roch. Je sortis de la rue des Moineaux, où logeoit cette fille, aussi honteux que Saint-Preux sortit de la maison où on l'avoit enivré; et je me rappelai bien mon histoire en écrivant la sienne. Thérèse s'aperçut à quelque signe, et surtout à mon air confus, que j'avois quelque reproche à me faire; j'en allégeai le poids par ma franche et prompte confession. Je fis bien; car, dès le lendemain, Grimm vint en triomphe lui raconter mon forfait en l'aggravant ; et depuis lors il n'a jamais manqué de lui en rappeler malignement le souvenir; en cela d'antant plus coupable, que l'ayant mis pleinement et librement dans ma confidence, j'a vois droit d'attendre de lui qu'il ne m'en feroit pas repentir. Jamais je ne sentis mieux qu'en cette occasion la bonté du naturel de ma Thérèse car elle fut plus choquée du procédé de Grimm qu'offensée de mon infidélité ; et je n'essuyai de sa part que des reproches touchants et tendres dans lesquels je n'aperçus jamais la moindre trace de dépit. La simplicité d'esprit de cette excellente fille égaloit sa bonté de cœur, c'est tout dire : mais un exemple qui se présente mérite cependant d'être ajouté. Je lui avois dit que Klupffell étoit ministre et chapelain du prince de Saxe-Gotha. Un ministre étoit pour elle un homme si extraordinaire, que, confondant comiquement les idées les plus disparates, elle s'avisa de prendre Klupffell pour le pape. Je la crus folle la première fois qu'elle me dit, comme je rentrois, que le pape m'étoit venu voir. Je la fis expliquer, et je n'eus rien de plus pressé que d'aller conter cette histoire à Grimm et à Klupffell, à qui le nom de pape en resta parmi nous. Nous donnâmes à la fille de la rue des Moineaux le nom de papesse Jeanne. C'étoient des rires inextinguibles; nous étouffions. Ceux qui, dans une lettre qu'il leur a plu de m'attribuer, m'ont fait dire que je n'avois ri que deux fois en ma vie, ne m'ont pas connu dans ces temps-là ni durant ma jeunesse : car assurément cette idée n'auroit jamais pu leur venir. L'année suivante, 1750, comme je ne songeois plus à mon discours, j'appris qu'il avoit remporté le prix à Dijon. Cette nouvelle réveilla toutes les idées qui me l'avoient dicté, les anima d'une nouvelle force et acheva de mettre en fermentation dans mon cœur ce premier levain d'héroïsme et de vertu que mon père et ma patrie et Plutarque y avoient mis dans mon enfance. Je ne trouvai plus rien de grand et de beau que d'être libre, vertueux, au-dessus de la fortune et de l'opinion, et de se suffire à soi-même. Quoique la mauvaise honte et la crainte des sifflets m'empêchassent de me conduire d'abord sur ces principes, et de rompre brusquement en visière aux maximes de mon siècle, j'en eus dès-lors la volonté décidée, et je ne tardai à l'exécuter qu'autant de temps qu'il en falloit aux contradictions pour l'irriter et la rendre triomphante. Tandis que je philosophois sur les devoirs de l'homme, un événement vint me faire mieux |