réfléchir sur les miens. Thérèse devint grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop fier en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes œuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfants, et mes liaisons avec leur mère sur les lois de la nature, de la justice et de la raison, et sur celles de cette religion pure et sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir purifier, et dont ils n'ont plus fait par leurs formules qu'une religion de mots, vu qu'il en coûte peu de prescrire l'impossible quand on se dispense de le pratiquer. Si je me trompai dans mes résultats, rien n'est plus étonnant que la sécurité d'âme avec laquelle je m'y livrai. Si j'étois de ces hommes mal nés, sourds à la douce voix de la nature, au dedans desquels aucun vrai sentiment de justice et d'humanité ne germa jamais, cet endurcissement seroit tout simple; mais cette chaleur de cœur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des attachements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchirements cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour tous mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste, cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire et même de le vouloir, cet attendrissement, cette vive et douce émotion que je sens à l'aspect de tout ce qui est vertueux, généreux, aimable; tout cela peut-il jamais s'accorder dans la même âme avec la dépravation qui fait fouler aux pieds sans scrupule le plus doux des devoirs? Non, je le sens et je le dis hautement, cela n'est pas possible; jamais un seul instant de sa vie Jean-Jacques n'a pu être un homme sans entrailles, sans mœurs, un père dénaturé. J'ai pu me tromper, mais non m'endurcir. Si je disois mes raisons, j'en dirois trop. Puisqu'elles ont pu me séduire, elles en séduiroient bien d'autres; je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourront me lire à se laisser abuser par la même erreur ; je me contenterai de dire qu'elle fut telle que dès-lors je ne regardai plus mes liaisons avec Thérèse que comme un engagement honnête et saint, quoique libre et volontaire; ma fidélité pour elle, tant qu'il duroit, comme un devoir indispensable; l'infraction que j'y avois faite une seule fois comme un véritable adultère. Et quant à mes enfants, en les livrant à l'éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en les destinant à devenir ouvriers ou paysans plutôt qu'aventuriers et coureurs de fortunes, je crus faire un acte de citoyen et de père; et je me regardai comme un membre de la république de Platon. Plus d'une fois depuis lors les regrets de mon cœur m'ont appris que je m'étois trompé ; mais loin que ma raison m'ait donné jamais le même avertissement, j'ai souvent béni le ciel de les avoir garantis par là du sort de leur père, et de celui qui les menaçoit lorsque j'aurois été forcé de les abandonnner. Si je les avois laissés à madame d'Epinay ou à madame de Luxembourg, qui, soit par amitié, soit par générosité, soit par quelque autre motif, ont voulu s'en charger dans la suite, auroient-ils été élevés en honnêtes gens? je l'ignore; mais je suis sûr qu'on les auroit portés à haïr, peut-être à trahir leurs parents; il vaut mieux cent fois qu'ils ne les aient point connus. Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés, ainsi que les deux autres; et il en fut de même des deux suivants; car j'en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si hon, si sensé, si légitime, que si je ne m'en vantai pas ouvertement, ce fut uniquement par égard pour la mère; mais je le dis à tous ceux à qui nos liaisons n'étoient pas cachées ; je le dis à Diderot, à Grimm ; je l'appris dans la suite à madame d'Épinay, et dans la suite encore à madame de Luxembourg, et cela librement, franchement, sans aucune espèce de nécessité, et pouvant aisément le cacher à tout le monde; car la Gouin étoit une très-honnête femme, très-discrète, et sur laquelle je comptois parfaitement. Le seul de mes amis auquel j'eus quelque intérêt de m'ouvrir fut le médecin Thierry, qui soigna ma pauvre tante dans une de ses couches où elle se trouva fort mal. En un mot, je ne mis aucun mystère à ma conduite, non-seulement parce que je n'ai jamais rien su cacher à mes amis, mais parce qu'en effet je n'y voyois aucun mal. Tout pesé, je choisis le mieux pour mes enfants, ou ce que je crus l'être. J'aurois voulu, je voudrois encore avoir été élevé et nourri comme ils l'ont été. Tandis que je faisois ainsi mes confidences, madame le Vasseur les faisoit aussi de son côté, mais dans des vues moins désintéressées. Je les avois introduites, elle et sa fille, chez madame Dupin, qui, par amitié pour moi, avoit mille bontés pour elles. La mère la mit dans le secret de sa fille. Madame Dupin, qui est bonne et généreuse, et à qui elle ne disoit pas combien, malgré la modicité de mes ressources, j'étois attentif à pourvoir à tout, y pourvoyoit de son côté avec une libéralité que, par l'ordre de la mère, la fille m'a toujours cachée durant mon séjour à Paris, et dont elle ne me fit l'aveu qu'à l'Hermitage, à la suite de plusieurs autres épanchements de cœur. J'ignorois que madame Dupin, qui ne m'en a jamais fait le moindre semblant, fût si bien instruite; j'ignore encore si madame de Chenonceaux sa bru le fut aussi; mais madame de Francueil sa belle-fille le fut, et ne put s'en taire. Elle m'en parla l'année suivante, lorsque j'avois déjà quitté leur maison. Cela m'engagea à lui écrire à ce sujet une lettre, qu'on trouvera dans mes recueils, et dans laquelle j'expose celles de mes raisons que je pouvois dire sans compromettre madame le Vasseur et sa famille; car les plus déterminantes venoient de là, et je les tus. Je suis sûr de la discrétion de madame Dupin et de l'amitié de madame de Chenonceaux; je l'étois de celle de madame de Francueil, qui d'ailleurs mourut long-temps avant que |