de trente ans sans presque me sentir de ma première infirmité. Le premier ressentiment que j'en eus fut à mon arrivée à Venise. La fatigue du voyage et les terribles chaleurs que j'avois souffertes me donnèrent une ardeur d'urine, et des maux de reins que je gardai jusqu'à l'entrée de l'hiver. Après avoir vu la Padoana, je me crus mort, et n'eus pas la moindre incommodité. Après m'être épuisé plus d'imagination que de corps pour ma Zulietta, je me portai mieux que jamais. Ce ne fut qu'après la détention de Diderot que l'échauffement contracté dans mes courses de Vincennes, durant les terribles chaleurs qu'il faisoit alors, me donna une violente néphrétique, depuis laquelle je n'ai jamais recouvré ma première santé. Au moment dont je parle, m'étant peut-être un peu fatigué au maussade travail de cette maudite caisse, je retombai plus bas qu'auparavant, et je demeurai dans mon lit près de six semaines dans le plus triste état que l'on puisse imaginer. Madame Dupin m'envoya le célèbre Morand, qui, malgré son habileté et la délicatesse de sa main, me fit souffrir des maux incroyables, et ne put jamais venir à bout de me sonder. Il me conseilla de recourir à Daran, dont les bougies plus flexibles parvinrent en effet à s'insinuer et vaincre l'obstacle; mais en rendant compte à madame Dupin de mon état, Morand lui déclara que dans six mois je ne serois pas en vie. Ce discours, qui me parvint, me fit faire de sérieuses réflexions sur mon état, et sur la bêtise de sacrifier le repos et l'agrément du peu de jours qui me restoient à vivre à l'assujettissement d'un emploi pour lequel je ne me sentois que du dégoût. D'ailleurs, comment accorder les sévères principes que je venois d'adopter avec un état qui s'y rapportoit si peu? et n'aurois-je pas bonne grâce, caissier d'un receveur-général des finances, à prêcher le désintéressement et la pauvreté? Ces idées fermentèrent si bien dans ma tête avec la fièvre, elles s'y combinèrent avec tant de force, que rien depuis lors ne les en put arracher, et, durant ma convalescence, je me confirmai de sang-froid dans toutes les résolutions que j'avois prises dans mon délire. Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune et d'avancement. Déterminé à passer dans l'indépendance et la pauvreté le peu de temps qui me restoit à vivre, j'appliquai toutes les forces de mon âme à briser les fers de l'opinion, et à faire avec courage tout ce qui me paroissoit bien, sans m'embarrasser aucunement du jugement des hommes. Les obstacles que j'eus à combattre et les efforts que je fis pour en triompher sont incroyables. Je réussis autant qu'il étoit possible, et plus que je n'avois espéré moi-même. Si j'avois aussi bien secoué le joug de l'amitié que celui de l'opinion, je venois à bout de mon dessein, le plus grand peut-être et le plus utile à la vertu, que mortel ait jamais conçu : mais, tandis que je foulois aux pieds les jugements insensés de la tourbe vulgaire des soi-disant grands et des soi-disant sages, je me laissois subjuguer et mener comme un enfant par de soi-disant amis, qui, jaloux de me voir marcher fièrement et seul dans une route nouvelle, tout en paroissant s'occuper beaucoup à me rendre heureux, ne s'occupoient en effet qu'à me rendre ridicule, et commencèrent par travailler à m'avilir, pour parvenir dans la suite à me diffamer. Ce fut moins ma célébrité littéraire que ma réforme personnelle, dont je marque ici l'époque, qui m'attira leur jalousie : ils m'auroient pardonné peut-être de briller dans l'art d'écrire, mais ils ne purent me pardonner de donner par ma conduite un exemple qu'ils ne vouloient pas suivre, et qui sembloit les importuner. J'étois né pour l'amitié ; mon humeur facile et douce la nourrissoit sans peine. Tant que je vécus ignoré du public, je fus aimé de tous ceux qui me connurent, et je n'eus pas un seul ennemi : mais sitôt que j'eus un nom, je n'eus plus d'amis. Ce fut un très-grand malheur; un plus grand encore fut d'être environné de gens qui prenoient ce nom, et qui n'usèrent des droits qu'il leur donnoit que pour m'entraîner à ma perte. La suite de ces mémoires développera cette odieuse trame; je n'en montre ici que l'origine, on en verra bientôt former le premier nœud. Dans l'indépendance où je voulois vivre, il falloit cependant subsister. J'en imaginai un moyen très-simple: ce fut de copier de la musique, à tant la page. Si quelque occupation plus solide eût rempli le même but, je l'aurois prise; mais ce talent étant de mon goût, et le seul qui pût me donner du pain au jour le jour, je m'y tins. Croyant n'avoir plus besoin de prévoyance, et, faisant taire la vanité, de caissier de financier je me fis copiste de mu sique. Je crus avoir gagné beaucoup à ce choix, et je m'en suis si peu repenti que je n'ai quitté ce métier que par force pour le reprendre aussitôt que je pourrai. Le succès de mon premier discours me rendit l'exécution de cette résolution plus facile. Diderot s'étoit chargé de le faire imprimer. Tandis que j'étois dans mon lit, il m'écrivit un billet pour m'en annoncer la publication et l'effet. Il prend, me marquoit-il, tout par dessus les nues; il n'y a nul exemple d'un succès pareil. Cette faveur du public, nullement briguée et pour un auteur inconnu, me donna la première assurance véritable de mon talent, dont j'avois toujours douté jusqu'alors. Je compris tout l'avantage que j'en pouvois tirer pour le parti que j'étois prêt à prendre, et je jugeai qu'un copiste de quelque célébrité dans les lettres ne manqueroit vraisemblablement pas de travail. Sitôt que ma résolution fut prise et bien confirmée, j'écrivis un billet à M. de Francueil pour lui en faire part, pour le remercier, ainsi que madame Dupin, de toutes leurs bontés, et pour leur demander leur pratique. Francueil, ne comprenant rien à ce billet, et, |