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verain même. Il est difficile de prendre en même temps un ton plus fier et plus respectueux que celui que je pris pour lui répondre. J'avois le bonheur d'avoir affaire à un adversaire pour lequel mon cœur plein d'estime pouvoit, sans adulation, la lui témoigner; c'est ce que je fis avec assez de succès, mais toujours avec dignité. Mes amis, effrayés pour moi, croyoient déjà me voir à la Bastille. Je n'eus pas cette crainte un seul moment, et j'eus raison. Ce bon prince, après avoir vu - ma réponse, dit : J'ai mon compte, je ne m'y frotte plus. Depuis lors je reçus de lui diverses marques d'estime et de bienveillance, dont j'aurai quelques-unes à citer, et mon écrit courut tranquillement la France et l'Europe, sans que personne y trouvât rien à blâmer.

J'eus, peu de temps après, un autre adversaire auquel je ne m'étois pas attendu, ce même M. Bordes, de Lyon, qui, dix ans auparavant, m'avoit fait beaucoup d'amitiés et rendu plusieurs services. Je ne l'avois pas oublié, mais je l'avois négligé par paresse, et je ne lui avois pas envoyé mes écrits, faute d'occasions toutes trouvées pour les lui faire passer. J'avois donc tort, et il m'attaqua, hon

nêtement toutefois, et je répondis de même. Il répliqua sur un ton plus décidé. Cela donna lieu à ma dernière réponse, après laquelle il ne dit plus rien; mais il devint mon plus ar- dent ennemi, saisit le temps de mes malheurs pour faire contre moi, sans me nommer, d'affreux libelles, et fit un voyage à Londres exprès pour m'y naire.

Toute cette polémique m'occupoit beaucoup, avec beaucoup de perte de temps pour ma copie, peu de progrès pour la vérité, et peu de profit pour ma bourse; Pissot, alors mon libraire, me donnant toujours très-peu de chose de mes brochures, souvent rien du tout. Et, par exemple, je n'eus pas un liard de mon premier discours; Diderot le lui donna gratuitement. Il falloit attendre long-temps et tirer sou à sou le peu qu'il me donnoit. Cependant la copie n'alloit point. Je faisois deux métiers, c'étoit le moyen de faire mal l'un et l'autre.

Ils se contrarioient encore d'une autre façon par les diverses manières de vivre auxquelles ils m'assujettissoient. Le succès de mes premiers écrits m'avoit mis à la mode. L'état que j'avois pris excitoit la curiosité : l'on vouloit connoître cet homme bizarre qui ne re

cherchoit personne, et ne se soucioit de rien que de vivre libre à sa manière ; c'en étoit assez pour qu'il ne le pût pas. Ma chambre ne désemplissoit pas de gens qui, sous divers prétextes, venoient s'emparer de mon temps. Les femmes employ oient mille ruses pour m'avoir à dîner. Plus je brusquois les gens, plus ils s'obstinoient. Je ne pouvois refuser tout le monde. En me faisant mille ennemis par mes refus, j'étois incessamment subjugué par ma complaisance, et, de quelque façon que je m'y prisse, je n'avois pas par jour une heure de temps à moi.

Je sentis alors qu'il n'est pas toujours aussi aisé qu'on se l'imagine d'être pauvre et indépendant. Je voulois vivre de mon métier; le public ne le vouloit pas. On imaginoit mille moyens de me dédommager du temps qu'on me faisoit perdre. Les cadeaux de toute espèce venoient me chercher. Bientôt il auroit fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne. Je ne connois pas d'assujettissement plus avilissant et plus eruel que celui-là. Je n'y vis de remède que de refuser les cadeaux grands et petits, et de ne faire d'exception pour qui que ce fût. Tout cela ne fit qu'attirer les

donneurs, qui vouloient avoir l'honneur de vaincre ma résistance et me forcer de leur être obligé malgré moi. Tel qui ne m'auroit pas donné un écu, si je l'avois demandé, ne cessoit de m'importuner de ses offres, et, pour se venger de les voir rejetées, taxoit mes refus d'arrogance et d'ostentation.

On se doutera bien que le parti que j'avois pris, et le système que je voulois suivre, n'étoient pas du goût de madame le Vasseur. Tout le désintéressement de la fille ne l'empêchoit pas de suivre les directions de sa mère, et les gouverneuses, comme les appeloit Gauffecourt, n'étoient pas toujours aussi fermes que moi dans leurs refus. Quoiqu'on me cachât bien des choses, j'en vis assez pour juger que je ne voyois pas tout, et cela me tourmenta moins par l'accusation de connivence, qu'il m'étoit aisé de prévoir, que par l'idée cruelle de ne pouvoir jamais être maître chez moi ni de moi. Je priois, je conjurois, je me fâchois, le tout sans succès; la maman me faisoit passer pour un grondeur éternel, pour un bourru. C'étoient des chuchoteries continuelles avec mes amis; tout étoit mystère et secret pour moi dans mon ménage, et pour ne pas m'ex

poser sans cesse à des orages, je n'osois plus m'informer de ce qui s'y passoit. Il auroit fallu, pour me tirer de tous ces tracas, une fermeté dont je n'étois pas capable. Je savois crier, et non pas agir; on me laissoit dire, et l'on alloit son train.

Ces tiraillements continuels et les importunités journalières auxquelles j'étois assujetti me rendirent enfin ma demeure et le séjour de Paris désagréables. Quand mes incommodités me permettoient de sortir, et que je ne me laissois pas entraîner ici ou là par mes connoissances, j'allois me promener seul, je rêvois à mon grand système, j'en jetois quelque chose sur le papier à l'aide d'un crayon et d'un livret que j'avois toujours dans ma poche. Voilà comment les désagréments imprévus d'un état de mon choix me jetèrent par diversion tout-àfait dans la littérature, et voilà comment je portai dans tous mes premiers ouvrages la bile et l'humeur qui m'en faisoient occuper.

Une autre chose y contribuoit encore. Jeté malgré moi dans le monde sans en avoir le ton et sans être en état de le prendre, je m'avisai d'en prendre un à moi qui m'en dispensât. Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvois

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