si, très-heureusement pour sa raison, mais bien malheureusement pour ses amis, qui trouvoient chez lui l'asile le plus agréable, la mort ne fût venue le leur enlever par la plus étrange et cruelle maladie. C'étoit une tumeur dans l'estomac, toujours croissante, qui l'empêchoit de manger, sans que, durant trèslong-temps, on en trouvât la cause, et qui finit, après plusieurs années de souffrances, par le faire mourir de faim. Je ne puis me rappeler sans des serrements de cœur les derniers temps de ce pauvre et digne homme, qui, nous recevant encore avec tant de plaisir Lenieps et moi, les seuls amis que le spectacle des maux qu'il souffroit n'écarta pas de lui jusqu'à sa dernière heure; qui, dis-je, étoit réduit à dévorer des yeux le repas qu'il nous faisoit servir, sans pouvoir humer à peine quelques gouttes d'un thé bien léger, qu'il falloit rejeter un moment après. Mais avant ces temps de douleurs, combien j'en ai passé chez lui d'agréables avec les amis d'élite qu'il s'étoit faits! A leur tête je mets l'abbé Prévôt, homme très-aimable et très-simple, dont le cœur vivifioit ses écrits dignes de l'immortalité, et qui n'avoit rien dans la société du coloris qu'il donnoit à ses ouvrages; le médecin Procope, petit Ésope à bonnes fortunes; Boulanger, le célèbre auteur posthume du Despotisme oriental, et qui, je crois, étendoit les systèmes de Mussard sur la durée du monde; en femmes, madame Denis, nièce de Voltaire, qui, n'étant alors qu'une bonne femme, ne faisoit pas encore du bel esprit; madame Vanloo, non pas belle assurément, mais charmante, qui chantoit comme madame de Valmalette elle-même, qui chantoit aussi, et qui, quoique fort maigre, eût été très-aimable, si elle en eût moins eu la prétention. Telle étoit à peu près la société de M. Mussard, qui m'auroit assez plu, si son tête-à-tête avec sa conchyliomanie ne m'avoit plu davantage; et je puis dire que, pendant plus de six moir, j'ai travaillé à son cabinet avec autant de plaisir que lui-même. un ange; Il y avoit long-temps qu'il prétendoit que pour mon état les eaux de Passy me seroient salutaires, et qu'il m'exhortoit à les venir prendre chez lui. Pour me tirer un peu de la cohue, je me rendis à la fin, et je fus passer à Passy huit ou dix jours, qui me firent plus de bien, parce que j'étois à la campagne, que parce que j'y prenois les eaux. Mussard jouoit du violoncelle, et aimoit passionnément la musique italienne. Un soir nous en parlâmes beaucoup avant que de nous coucher, et surtout des opere buffe que nous avions vu l'un et l'autre en Italie, et dont nous étions tous deux transportés. La nuit, ne dormant pas, j'allai rêver comment on pourroit faire pour donner en France l'idée d'un drame de ce genre, car les amours de Ragonde n'y ressembloient pas du tout. Le matin, en me promenant et prenant les eaux, je fis quelques manières de vers très à la hâte, et j'y adaptai des chants qui me vinrent. Je barbouillai le tout dans une espèce de salon voûté qui étoit au haut du jardin, et au thé je ne pus m'empêcher de montrer ces essais à Mussard et à mademoiselle Duvernois sa gouvernante qui étoit une très-bonne et aimable fille. Les trois morceaux que j'avois esquissés étoient le premier monologue, J'ai perdu mon serviteur; l'air du Devin, l'Amour croît s'il s'inquiète; et le dernier duo, A jamais, Colin, je t'engage, etc. J'imaginois si peu que cela valût la peine d'être suivi, que, sans les applaudissements et les encouragements de l'un et de l'autre, j'allois jeter au feu mes chiffons et n'y plus penser, comme j'ai : fait tant de fois de choses du moins aussi bonnes mais ils m'excitèrent si bien, qu'en six jours mon drame fut écrit à quelques vers près, et toute ma musique esquissée, tellement que je n'eus plus à faire à Paris que ce qui étoit purement remplissage; et j'achevai le tout avec une telle rapidité, qu'en trois semaines mes scènes furent mises au net et en état d'être représentées. Il n'y manquoit que le divertissement, qui ne fut fait que longtemps après. Échauffé de la composition de cet ouvrage, j'avois une grande passion de l'entendre, et j'aurois donné tout au monde pour le voir représenter à ma fantaisie, à portes fermées, comme on dit que Lulli fit une fois jouer Armide pour lui seul. Comme il ne m'étoit possible d'avoir ce plaisir qu'avec le public, il falloit nécessairement, pour jouir de ma pièce, la faire passer à l'Opéra. Malheureusement elle étoit dans un genre absolument neuf, auquel les oreilles n'étoient point accoutumées; et d'ailleurs le mauvais succès des Muses galantes m'en faisoit prévoir un pareil pour le Devin, si je le présentois sous mon nom. Duclos me tira de peine, et se chargea de faire essayer l'ouvrage en laissant ignorer l'auteur. Pour ne pas me déceler, je ne me trouvai point à cette répétition, et les petits violons qui la dirigèrent ne surent eux-mêmes quel en étoit l'auteur qu'après qu'une acclamation générale eut attesté la bonté de l'ouvrage. Tous ceux qui l'entendirent en étoient enchantés, au point que, dès le lendemain, dans toutes les sociétés on ne parloit d'autre chose. M. de Cury, intendant des menus, qui avoit assisté à la répétition, demanda l'ouvrage pour être donné à la cour. Duclos, qui savoit mes intentions, jugeant que je serois moins le maître de ma pièce à la cour qu'à Paris, la refusa. Cury la réclama d'autorité; Duclos tint bon, et le débat entre eux devint si vif, qu'un jour à l'Opéra ils alloient sortir ensemble si on ne les eût séparés. On voulut s'adresser à moi, je renvoyai la décision de la chose à M. Duclos : 1 C'est ainsi qu'on appeloit Rebel et Francœur, qui s'étoient fait connoître dès leur jeunesse en allant toujours ensemble jouer du violon dans les maisons. (Il y a tout simplement dans le manuscrit cité): C'est ainsi qu'on a toujours désigné Rebel et Fran cœur. |