une bonne femme, et une de ses amies. Je compte ce voyage pour un des plus agréables de ma vie. Il faisoit très-beau: ces bonnes femmes se chargeoient des soins et de la dépense; Thérèse s'amusoit avec elles, et moi, sans souci de rien, je venois m'égayer sans gêne aux heures des repas. Tout le reste du temps, enfoncé dans la forêt, j'y cherchois, j'y trouvois l'image des premiers temps, dont je traçois fièrement l'histoire : je faisois main-basse sur les petits mensonges des hommes ; j'osois dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l'ont défigurée; et, comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. Mon âme, élevée par ces contemplations sublimes, s'osoit placer auprès de la Divinité, et, voyant de là mes semblables suivre dans l'aveugle route de leurs préjugés celle de leurs erreurs, de leurs crimes, je leur criois d'une foible voix qu'ils ne pouvoient entendre: Insensés, qui vous plaignez sans cesse de la nature; apprenez que tous vos maux vous viennent de vous. De ces méditations résulta le Discours sur l'inégalité, ouvrage qui fut plus du goût de Diderot que tous mes autres écrits, et pour lequel ses conseils me furent le plus utiles', 1, mais qui ne trouva dans toute l'Europe que peu de lecteurs qui l'entendissent, et aucun de ceuxlà qui voulût en parler. Il avoit été fait pour concourir au prix : je l'envoyai donc, mais sûr d'avance qu'il ne l'auroit pas, et sachant bien que ce n'est pas pour des pièces de cette étoffe que sont fondées les prix des académies. Cette promenade et cette occupation firent 1 Dans le temps que j'écrivois ceci, je n'avois encore aucun soupçon du grand complot de Diderot et de Grimm, sans quoi j'aurois aisément reconnu combien le premier abusoit de ma confiance, pour donner à mes écrits ce ton dur et cet air noir, qu'ils n'eurent plus quand il cessa de me diriger. Le morceau du philosophe qui s'argumente en se bouchant les oreilles pour s'endurcir aux plaintes d'un malheureux est de sa façon, et il m'en avoit fourni d'autres plus forts encore que je ne pus me résoudre à employer. Mais, attribuant uniquement cette humeur noire à celle que lui avoit donnée le donjon de Vincennes, et dont on retrouve dans son Clairval une assez forte dose, il ne me vint jamais à l'esprit d'y soupçonner la moindre méchanceté. du bien à mon humeur et à ma santé : il y avoit déjà plusieurs années que, tourmenté de ma rétention d'urine, je m'étois livré sans réserve aux médecins, qui, sans alléger mon mal, avoient épuisé mes forces et détruit mon tempérament. Au retour de Saint-Germain, je me trouvai plus de forces et me sentis beaucoup mieux. Je suivis cette indication; et, résolu de guérir ou mourir sans médecins et sans remèdes, je leur dis adieu pour jamais, et je me mis à vivreau jour la journée, restant coi quand je ne pouvois aller, et marchant sitôt que j'en avois la force. Le train de Paris parmi les gens à prétention étoit si peu de mon goût, les cabales des gens de lettres, leurs honteuses querelles, leur peu de bonne foi dans leurs livres, leurs airs tranchants dans le monde, m'étoient si odieux, si antipathiques; je trouvois si peu de douceur, d'ouverture de cœur, de franchise, dans le commerce de mes amis, que, rebuté de cette vie tumultueuse, je commençois de soupirer ardemment après le séjour de la campagne, et, ne voyant pas que mon métier me permît de m'y établir, j'y courois du moins passer les heures que j'avois de libres. Pendant plusieurs mois, d'abord après mon dîné, j'allois me promener seul au bois de Boulogne, méditant des sujets d'ouvrages, et je ne revenois qu'à la nuit. Gauffecourt, avec lequel j'étois alors extrêmement lié, se voyant obligé d'aller à Genève pour son emploi, me proposa ce voyage. J'y consentis. Je n'étois pas alors assez bien pour me passer des soins de la gouverneuse. Il fut décidé qu'elle seroit du voyage, que sa mère garderoit la maison; et, tous nos arrangements pris, nous partîmes tous trois ensemble le premier juin 1754. Je dois noter ce voyage comme l'époque de la première expérience qui, jusqu'à l'âge de quarante-deux ans que j'avois alors, ait porté atteinte au naturel pleinement confiant avec lequel j'étois né, et auquel je m'étois toujours livré sans réserve et sans inconvénient. Nous avions un carrosse bourgeois, qui nous menoit avec les mêmes chevaux à très-petites journées. Je descendois et marchois souvent à pied. A peine étions-nous à la moitié de notre route que Thérèse marqua la plus grande répugnance à rester seule dans la voiture avec Gauffecourt; et que, quand, malgré ses prières, je voulois descendre, elle descendoit et marchoit aussi. Je la grondai long-temps de ce caprice, et même je m'y opposai tout-à-fait, jusqu'à ce qu'elle se vît forcée enfin à m'en déclarer la cause. Je crus rêver, je tombai des nues, quand j'appris que mon ami M. de Gauffecourt, âgé de plus de soixante ans, podagre, impotent, usé de plaisirs et de jouissances, travailloit en secret depuis notre départ à séduire et corrompre une personne qui n'étoit plus ni belle ni jeune, qui appartenoit à son ami; et cela par les moyens les plus bas, les plus honteux, jusqu'à lui présenter sa bourse, jusqu'à tenter de l'émouvoir par la lecture d'un livre abominable, et par la vue des figures infâmes dont il étoit plein. Thérèse indignée lui lança une fois son vilain livre par la portière; et j'appris que, le premier jour, m'étant allé coucher sans souper à cause d'une violente migraine, il avoit employé tout le temps de ce tête-à-tête à des tentatives e des manœuvres plus dignes d'un satyre et d'un bouc, que d'un honnête homme auquel j'avois confié ma compagne et moi-même. Quelle surprise! quel serrement de cœur tout nouveau pour moi! Moi, qui jusqu'alors avois cru l'amitié inséparable des sentiments aimables et nobles qui font tout son |